LES OCCASIONS DE RIRE NE SONT PAS SI FREQUENTES (1) La théorie du complot de Louis Napoléon Bonaparte à Jean-Luc Debry

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Messieurs les Représentants,

Je viens, comme chaque année, vous présenter le compte sommaire des faits importants qui se sont accomplis depuis le dernier Message. Toutefois je crois devoir passer sous silence les événements qui, malgré moi, ont pu produire certains dissentiments toujours regrettables.
La paix publique, sauf quelques agitations partielles, n’a pas été troublée ; et même, à plusieurs époques où les difficultés politiques étaient de nature à affaiblir le sentiment de la sécurité et à exciter les alarmes, le pays, par son attitude paisible, a montré dans le Gouvernement une confiance dont le témoignage m’est précieux.

Il serait neanmoins (sic) imprudent de se faire illusion sur cette apparence de tranquillité. Une vaste conspiration démagogique s’organise en France et en Europe. Les sociétés secrètes cherchent à étendre leurs ramifications jusque dans les moindres communes ; tout ce que les partis renferment d’insensé, de violent, d’incorrigible, sans être d’accord sur les hommes ni sur les choses, s’est donné rendez-vous en 1852, non pour bâtir, mais pour renverser.

BONAPARTE (Louis-Napoléon), Message du Président de la République à l’Assemblée Législative, 4 novembre 1851

 

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« Sur l’autre rive, le « complotisme » se présente comme une réponse informée qui ne s’en laisse pas « conter ». Il oppose à la logorrhée institutionnelle qui inonde les ondes, et les écrans et finalement nos esprits son « contre-récit ». Lequel tente de combler les manques créés par cet abrutissement généralisé. Les récits officiels coulent à flots continu comme autant de bavardages expectorés sur les chaînes d’infos, sur nos écrans d’ordinateur, sur nos messageries. Ils renforcent un désir d’appartenance (« nous ») mis à mal par le délitement social. L’information « en temps réel », nous rappela Annie LE BRUN, joue sur « sur « la pseudo-évidence des sens » qui a pour effet de suspendre la réflexion et constitue, de ce fait, un des plus sûrs moyens de désinformer ». Cette accumulation de récits transforme notre relation au monde et aux fictions qui le décrivent. Jean Baudrillard parlait de « dissolution du réel (Simulacres et Simulations). Puisque tout est narration, pourquoi ne pas concourir à le réinventer à défaut de pouvoir le réenchanter ? Pourquoi ne pas se montrer plus malin qu’« eux », pourquoi ne pas les concurrencer sur leur propre terrain en profitant de la liberté que donne cette « dissolution ».

« Il faut sûrement voir dans le « complotisme » ce que Camus rangeait dans la catégorie de la dérive nihiliste de la révolte. Saisie d’impuissance, elle ne vit que du désir de vengeance qui, pour le cas, ne voit d’issue que dans la révélation d’une « vérité » une et accablante, celle que précisément « on » nous cache, celle que le « complotiste » prétend exposer dans l’éclat d’une révélation inspirée. Dans ce dispositif, aucune coïncidence n’est admissible ; elle sera forcément bizarre, et qualifiée comme telle. « Comme par hasard », dit alors le « complotiste » de cet air entendu de celui à qui « on ne la fait pas ». A malin, malin et demi. Si le hasard n’existe pas, il lui faut désespérément chercher un sens à ce qui ne colle pas. L’imagination y pourvoira. Un petit fond paranoïaque servira d’excipient. Cette quête pathétique de sens, ce besoin de trouver une explication de mettre du rationnel dans l’absurde conduisent à imaginer des complots. Quant à ceux qui auraient été susceptibles de les organiser (« ils »), la liste, on l’a dit, est préétablie. Il n’y aura qu’à piocher dans les fiches. »

                    Jean-Luc Debry, Bienvenue dans le désert du réel – Du complotisme et de ses ressorts – *publié sur « Les Amis de BARTLEBY », le 20 novembre 2020

https://lesamisdebartleby.wordpress.com/

 

*SYNCHRONISATION MEDIATIQUE DANS UNE BOUTIQUE

 

Nous avons choisi un extrait de ce long texte « anti-complotiste » car publié sur un site que l’on croyait critique, mais qui, à toute croyance, préfère le discrédit que lui apporte le plus intéressé des confusionnismes travaillant au service du contrôle de la pensée, sous prétexte de la garantir des dangers auxquels l’expose son exercice. « Comme par hasard » ce diapason – la dénonciation de la théorie du complot – est venu lui donner la fameuse note qui lui faisait défaut, jusqu’à ce jour ; ne manquent aucun des ignobles syllogismes de cette partition désormais obligatoire qui est en mesure de produire sur le champ des antisémites, par série ; plus que ne pouvait en contenir l’empire nazi. Cette dénonciation de la théorie du complot, qui est l’équivalent d’une sorte de procès en athéisme adapté à la société cybernétique, constitue de fait une preuve supplémentaire de la présence ubiquitaire d’une inquisition modernisée, systémique, qui peut tout tolérer à condition qu’on la tolère, elle et ses prohibitions : elle est remarquable pour ce qu’elle veut empêcher et qu’elle s’attache à définir avec un talent que nous lui connaissons de longue date. C’est un pas sur lequel toute pensée est tenue de se régler avant même que de s’énoncer ; elle doit en donner la preuve en permanence, afin d’obtenir la garantie d’une liberté d’expression définie par ses ennemis. S’il doit lui rester un seul souvenir, ce sera bien celui-ci : la crainte superstitieuse et paralysante qu’« on » lui signale ses écarts au-delà des tolérances permises, revues à la baisse semestre après semestre, par des officines qui étalent au grand jour leur personnel, et la carte mouvante des « pathologies de l’intelligence » surveillées (Finkelkraut). Si cette pensée décrit « l’abrutissement généralisé » c’est pour mieux en condamner les victimes. Si elle fait la dégoûtée sur « les bavardages expectorés » des sycophantes, qu’elle reconnaît volontiers, c’est pour qu’un geôlier raconte la perfection circulaire de la prison ; qui, en effet, mieux que lui peut la dire aux pensionnaires du cauchemar, afin de prévenir toute tentative d’évasion de leur part ? Si elle dénonce les criminels de la pensée – les méchants, puisqu’elle est du côté des gens bons -, elle ne prononce jamais le nom de ce qu’elle défend vraiment ; elle préfère railler les « ils », les « eux », les « on », puisqu’elle sait que dans le panoptique cybernétique les structures de commandement sont opaques et l’esclave presque transparent sous les bonheurs de la censure intégrée ; elle plaisante sur ses oblitérations réussies. Si elle considère « la dissolution du réel », ce n’est pas pour démonter l’esclavage qu’il entraîne, c’est plutôt pour se livrer, mine de rien, aux habituelles torsions et corruptions sémantiques sur le mot « liberté » : on ne  « profite »  que rarement de l’esclavage, mais on  abuse de la liberté. Si l’inquisition parle tous les langages, c’est aussi une sanction qui frappe sans haine et sans colère – comme un boucher. Malheureux Bartleby d’être affligé de tels amis, « je préférerais ne pas », j’t’en foutrais.

Jean-Paul Floure