ULTIMA THULE

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« C’est ici que sont fabriquées les extases du corps et de l’esprit par des moyens chimiques et mécaniques. On y cultive une infinité de manières d’exaspérer, jusqu’à la mort, et le corps et l’âme. Les cinq sens de l’homme n’ont plus suffi à supporter toutes les excitations et, grâce aux plaisirs nouvellement inventés, on a soi-disant découvert cinq nouveaux sens ».

Jan WEISS, La maison aux mille étages

 

Il y a un peu plus de deux siècles un programme précis avait été proposé à plusieurs Etats européens pour en finir avec leurs classes dangereuses, et les endiguer dans les terres promises du capital. Il s’agissait selon l’initiateur de ce projet, d’élaborer, sans s’encombrer de préjugés moraux, une série de techniques de production de l’homme, afin de le transformer en une résultante de calculs rationnels. S’adressant à ses interlocuteurs bourgeois pris dans les remous de la première phase de la contre-révolution française, il leur expliquait qu’il pouvait mettre à leur disposition « un moyen de se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer de tout ce qui les environne, de manière à opérer sur eux l’impression que l’on veut produire, de s’assurer de leurs actions, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût échapper ni contrarier l’effet désiré», il ajoutait de crainte que l’élite qui apparaissait se méprenne sur ses intentions : « On ne forme point de dessein quand on voit l’impossibilité de les exécuter ; les hommes se rangent naturellement à leur situation, et une soumission forcée amène peu à peu une obéissance machinale.» Avec Jeremy Bentham le grand rêve utopiste des Campanella, Thomas More, débouchait brutalement sur le cauchemar de l’organisation totale de l’existence. La densité d’horreur contenue dans les diverses machines totalitaires imaginées par les cybernéticiens depuis les fantasmes platoniciens, pouvait s’inscrire dans la réalité. Le panoptique était un plan d’action. Ceux qui n’avaient jamais promis la liberté, et même se proposaient de détruire jusqu’à son souvenir, avaient trouvé en Bentham, et son abrégé des techniques de destruction de l’homme, afin de le transformer en chose, leur tranquille exécuteur testamentaire. A partir de la matrice cybernétique de Bentham furent fabriqués au dix-neuvième siècle, d’une manière imparfaite, dans plusieurs pays, quelques modules expérimentaux. Destinés à servir de prisons, ils furent des pourrissoirs où l’extermination des expropriés de l’existence, des « inutiles au monde », des « inaptes à plus » commença scientifiquement. Marx a pu dire de ce Bentham d’une cruauté froide et calculée : « C’est la sottise bourgeoise poussée jusqu’au génie. » Nous avons pu voir dans ce siècle ce genre de génie se pousser jusqu’à la démence, tout en saisissant l’ensemble des moyens techniques et sociaux permettant sa réalisation, et les refondre à la dimension de la planète. C’est sans relâche que les stratèges de la désolation travaillent à leur grand œuvre, avec un zèle qui excède toute mesure : tant et si bien que désormais l’espace de la marchandise, à son stade catastrophique se transforme à la vitesse d’une avalanche, en ce « panoptique » de Bentham où les hommes sont parqués, réduits à une substance collectivisée se déployant sur le socle d’une seconde nature, sous un voile de ténèbres informatif. L’homme se doit de ressembler à un objet infiniment plat qui se satisfait de n’être qu’un signe algébrique dans les équations de la servitude fonctionnellement égal à ses voisins en misère, à la mémoire virtuelle que les organisateurs du vide font osciller entre l’amnésie permanente et l’évocation hallucinée de tranches d’un passé fictif qui vient valider leurs crimes. Car aux hommes exilés au centre du désastre, tandis que la tyrannie ne leur paraît qu’un labyrinthe insensé, il n’est autorisé que le voyeurisme et sa sélection d’images, la perte du contact vital et la poursuite obligatoire de l’isolement dans un univers aussi pétrifié qu’une sphère glacée aux confins du système solaire, la ruine du moi et ses successives massifications émotionnelles. Les maîtres machinistes de l’aliénation ne veulent rencontrer devant eux que des esprits sombrés dans un oubli opaque, égarés avec méthode par les figures obtuses qui peuplent l’effroi qui sourd de la marchandise. Dans ce monde hors du monde, qui par capillarité a tout envahi, les fabricants de déserts estiment en suivant la logique qui les anime, que les espaces et les hommes ne sont tenus qu’à se convertir en un agrégat d’atomes s’imbriquant dans un mécanisme toujours calculable sous l’impulsion de leurs gardiens et de la providence marchande. Vantée par l’organisation du désastre qui emporte tout dans sa progression, l’esclave à l’intériorité normalisée, constamment remodelée – informée – par les besoins de la marchandise, a la pesanteur de ce qui cesse d’exister. La totalité de l’homme s’est émiettée en une série simplifiée de fonctions spécialisées, se suffisant à elles-mêmes, et qui n’ont de valeur que par leur capacité à reproduire l’enfer dont elles sont issues.

La domination totalitaire, qui parvient chaque jour à son comble, cimentée par le crime et le désastre, et dont les innovations se mesurent à cette aune, a transformé tout ce que la misère a d’abject en objets de plaisirs ; et l’éloge de ces nouveaux plaisirs est d’autant plus aisé que le passé disparu, explosé dans d’implacables machines logiques, a libéré de l’espace pour les vérités instantanées, aux repères changeants, débitées sur les chaînes de l’industrie de la justification. Quand tant d’impeccables déraisonnements sont immédiatement disponibles sur le marché de la pseudo-pensée, l’exercice d’un jugement indépendant devient d’une périlleuse acquisition. On lui préfère la rapide et incolore pensée du divertissement, ce réceptacle du néant qui permet de subsister dans la morne circulation des choses, en suspend dans cette temporalité vide qui germe dans les débris du monde.

Dans ce « panoptique » libéré de ses anciennes limitations, la « démocratie » à l’idéal quantitatif, est exaltée comme sa forme d’organisation parfaite, son utopie réalisée. Pour les consciences éboulées dans le travestissement technique, le maître, quoique sa présence se manifeste dans les plus infimes détails de la survie, et dans la substance de cette survie, est invisible : «  La tour d’inspection est aussi environnée d’une jalousie transparente, qui permet aux regards de l’inspecteur de plonger dans les cellules, et qui l’empêche d’être vu, en sorte que d’un coup d’œil il voit le tiers de ses prisonniers, et qu’en se mouvant dans un petit espace, il les voir tous en une minute. Mais fût-il absent, l’opinion de sa présence est aussi efficace que sa présence même. (…). L’inspecteur invisible lui-même règne comme un esprit ; mais cet esprit peut au besoin donner immédiatement la preuve d’une présence réelle. » Jeremy Bentham. On ne saurait mieux dire quand tous, dorénavant, se retrouvent devant les boîtes à terreur de l’inquiétante agora électronique, dans la contemplation des joies de synthèse de l’époque, dans une fausse distance. C’est dans une cascade de leurres que les techniciens de l’épouvante scientifico-marchande ont balisé leurs nouvelles possessions : il en est résulté un perfectionnement généralisé de l’esclavage, qui se fait célébrer comme une durable conquête. C’est froidement que des experts, courbes de productions à l’appui et listes de proscriptions en mains, paraissent pour nous prouver que le carnage, le bain de sang, le massacre administratif, sont de nécessaires régulations pour que soit garantie l’harmonie spéciale de ce monde terminal. Bref, qu’une domination pour se sentir légitime, doit se tremper à date régulière dans le sang de ses sujets ; et qu’elle doit veiller, par ses inépuisables subterfuges, à ce que jamais ne s’éteigne le respect qu’elle pense mériter.

Il est établi, les calculs émouvants des spécialistes de l’information le prouvent, que le « citoyen informé » n’accepte de connaître que par bribes, et par de très tardifs rapports, ce qui se passe sur terre ; qui fait la paix, qui fait la guerre ; qui sont les vivants, qui sont les morts. Enseveli dans son hébétude « télécentrée », l’informé n’a pour seule tradition que l’avenir et ses images que les bricoleurs du néant lui projettent ; et de ses yeux éteints, il visionne les multiples facettes de son malheur, toujours épanouies : ce n’est pas lui le sujet de l’expérience dans une société qui s’enorgueillit de faire travailler les morts. C’est avec mépris que ses maîtres l’instruisent au moment où il doit périr, afin qu’il ne sombre pas dans un irréalisme total qui le rendrait inexploitable. Ils lui disent : « regarde ta vie, c’est ce point qui s’enfuit à notre service. »

Les esthéticiens du désastre, « l’ingénierie culturelle », ainsi qu’ils intitulent leurs joyeux services avec cette ignorance toujours prête à s’admirer dans ses tristes résultats, rappellent le souvenir de Miran Shah, fils de Tamerlan, qui voulant la gloire dans son pays, avait entrepris d’en détruire les beaux monuments. Il prétendait que « ne pouvant acquérir la gloire de celui qui les avait construits, il resterait dans la mémoire des hommes comme celui qui les avait détruits » Mais cet esprit d’une bouleversante logique ne se justifiait point d’une entreprise culturelle et humanitaire. Aujourd’hui, c’est en permanence que les pratiques de la nomenclatura du capitalisme pourrissant sont justifiées de la sorte, et c’est même l’une de ses récentes trouvailles que de garantir ses exactions d’un immédiat camouflage humanitaro-culturel. Elle vient par humanité, la marchandise, et sans suivre de longs circuits : elle reste par droit de conquête ; et qui manque de goût pour s’offusquer de s’éteindre mystérieusement sur les terres pathogènes de la marchandise, veut ignorer que ses bourreaux, pour emballer leurs crimes, utilisent les meilleurs artistes.

Il est vrai aussi, que la perte générale de la conscience qui accompagne l’universelle déroute, et quelquefois la devance pour lui préparer le chemin, ne permet chez les plus experts, que de difficiles et étranges appréciations de la distance qui sépare l’homme de la machine qui le gobe. Et puisque cette dernière est créditée chez les décadents d’une surprenante vivacité, on supposera que l’autre, après tout n’est qu’une forme évoluée d’outre mécanisée, dont il faut refroidir les passions, incliner les désirs, lever les émotions dans les dispositifs d’épuisement qui prolifèrent.

Jean-Paul Floure

La première édition de ce texte est parue en mai 2000 à Nantes aux Editions Birnam. Il constituait l’avant-propos d’un ouvrage jamais paru et intitulé « Description de la chambre des merveilles ». L’édition de cet avant- propos accompagnait l’édition du « Panoptique » de Jérémie Bentham paru en Février 1997 aux mêmes éditions, dans sa version abrégée, rédigée par Etienne Dumont, long tract publicitaire qui fut soumis à l’agrément de l’Assemblée Nationale, laquelle en ordonna l’impression pour 1791. Le 26 août 1792, à dix heures du matin, lors de la première législature, sous la présidence d’un Lacroix, Bentham, qui se proposait d’être le premier gouverneur de cette machine à transformer les hommes en « signes algébriques dans les équations de la servitude » fut fait citoyen français.

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