
NOTE LIMINAIRE POUR CETTE EDITION
« Mais de quoi l’usage s’abstient-il, une fois qu’une circonstance quelconque l’a mis sur une pente de changement ? » LITTRE
Nous le savons, on nous l’a tant dit et répété, qu’un certain volatile ne prenant son envol qu’à l’effacement du jour, que toute forme de compréhension antérieure aux lumières rasantes du crépuscule n’est qu’une sotte et vaniteuse prétention. Dans le bassin d’effondrement historique où a roulé la société cybernétique cela est devenu bien plus qu’une évidence : c’est un axiome. Tout ce qui advient dans la société cybernétique ne peut avoir qu’un caractère de nouveauté inouïe. Rien ne peut se départir d’un caractère de surprise et de nouveauté permanente : les résultats d’une élection, le scénario d’un film, le contenu d’une assiette, d’un livre, d’un journal, l’apparition d’une machine dans le système, d’une organisation, d’une négociation, d’une chanson, la diffusion d’un mensonge, la forme d’une casserole ou d’une automobile, d’une manifestation de protestation, d’un acte de terreur, d’un coup d’Etat en série ou d’une série de coups d’Etat, d’une guerre ou d’une prétendue pandémie, d’un désastre quelconque, de la peur comme instrument de propagande au service du gouvernement des âmes et des passions simples, de la méga-machine elle-même au centre de son territoire hostile. Rien n’est attendu, ni même prévisible. « Maintenant, c’est maintenant » proclame fièrement cette société qui prétend qu’il n’y a pas eu d’hommes avant elle, qui a pris soin de compresser les mémoires, qui a effacé la vérité et nous a libérés de la chaîne des causalités – la seule qu’elle brise. Et dans le sarcophage, le participant – le « sidéré » tel qu’il aime à définir la partie émergée de sa standardisation totalitaire au service du banyan (1) cybernétique – aveuglé par la poussière de ce qui croule depuis toujours autour de lui, dit en maintenant la cadence sous les gravats : « Un tel coup je ne l’avais pas vu venir ». Le monde semble sourdre pour la première fois, et depuis nulle part, pour l’innocent pris dans les tumultes de ce qui montait, depuis longtemps, à la vue de tous. C’est Fabrice à Waterloo, perpétuellement, mais en moins plaisant. L’esclave informé se reconnaît à cet air étonné, stupéfait : que ses maîtres, dont il postule l’inexistence par pétition de principe et ruse fonctionnelle (2) veuillent le tromper, l’exploiter, et s’en débarrasser sans trop y mettre les formes, voilà qui excède les possibilités cognitives de ceux qui vont en promenade sur les promontoires marins lors des ouragans, observer depuis une fragile passerelle la rapide montée des eaux lors de crues prétendument exceptionnelles, ou se livrer, eux et leur santé, comme ça, parce que les logocrates et l’intelligence alignée* – amortie par le « doux commerce » et le taylorisme généralisé de l’existence normalisée – le leur ont dit deux fois, aux trusts pharmaceutiques, aux fonctionnaires de l’Etat, à leurs manipulations à peine dissimulées, à leurs menaces sans équivoque. Ce qui devrait provoquer le rire et la colère, s’il y avait encore des gens pour le faire, ne suscite plus qu’une sorte d’adhésion molle et sans joie de la part d’un public emporté par la logique marchande et ses processus de succion intégrale de la vie. Tout a acquis cet heureux caractère de l’imprévisible dans le panoptique qui n’a de cesse que d’arriver, lui et sa classe spéciale de protecteurs, s’il faut en croire ses affidés, ses subalternes, et les promoteurs idéologiques du « tout d’un coup » … A celui qui aurait quelque remontrance à faire, il lui faut toujours attendre l’ultime accomplissement des choses, le moment où l’on ne distingue plus l’objet de son ombre infiniment allongée, dans un champ où la basse intensité des lumières modifie singulièrement les proportions, les dimensions et les contours des faits, des événements, que le clergé de la machine cherche, par posture esthétisante, à réduire à des chapelets d’images sans suite ; sans compter les nuits sans lune où la raison poétique, ayant égaré ses raisons, est aux abois et se plie efficacement aux injonctions ergonomiques (3) de la méga-machine. Ainsi que le disait l’inventeur d’un « suppositoire criblé de trous » : « Qu’ils attendent donc de l’avoir vue pour s’en faire une juste idée et pouvoir la juger » (Gustave Eiffel). C’est ce principe qui organise, planifie, règle l’ensemble des apparitions dans la galerie commerciale des grandes nouveautés en expansion ; et qui a l’audace de juger sur plan sera vertement tancé par les spécialistes de l’attente et de la raison expiatoire (4), parce qu’il soutient impudemment que le résultat d’un processus est quelquefois un préalable à son existence, qu’il est soutenu par une volonté, par une intention. C’est avec une très modeste prudence que l’on doit faire part de ses réflexions sur les mystères d’un monde où les tièdes de service qui ont tout avalé, plus pâles que la mort qui les dirige et qu’elle recrache partout, ont trouvé toutes les bonnes raisons de ne jamais soupçonner ceux qui jurent de ne jamais suivre de plans préétablis, la main sur le cœur, et l’autre dans votre poche.
Jean-Paul Floure
* sur la progression de la synchronisation algorithmique de l’esprit dégradé et du démantèlement raisonné de la critique transformée en « intelligence alignée » et en admonestations intégrées au service du monde-machine et de ses améliorations mercantiles :
(1) Ou figuier étrangleur : arbre épiphyte du genre ficus ; doit son nom à la caste des marchands : les banians, dont il semble résumer métaphoriquement l’activité.
(2) On peut retrouver sur le site https://www.palim-psao.fr/ cette « ruse fonctionnelle » dans sa pureté. Elle tend à faire disparaître la plus grande partie de la classe dominante sous la description très « informée » et envieuse de sa partie remarquable et parasite, sa coupole. Il n’est que trop vrai que ce qui a disparu presque magiquement, étonnamment, de l’analyse « marxisée » – l’uniforme est impeccable, il n’y manque pas un seul bouton – agit de manière spectrale « dans le dos des producteurs » sous la forme d’une loi générale. La description minutieuse de la loi de la valeur débouchant sur le sujet « aux tomates » – cette « nature » morte catatonique – s’est progressivement constituée en alibi pour la partie technique de la classe dominante, celle qui s’est constituée nécessairement pendant la troisième accumulation primitive, celle à qui est dévolue le fonctionnement, l’organisation et l’amélioration du panoptique – il n’y a qu’à penser à la multiplication effrénée des centres de recherches sur tout et n’importe quoi ainsi qu’à la progression sans limites du secret qui les entoure afin de protéger leurs activités réelles et méditées au service du Capital et de l’ensemble des dépossessions qu’il engendre par leur intermédiaire. La description de cette loi intangible – l’auto-mouvement du Capital – d’une grande technicité, hautement diluée dans un anti-complotisme sans nuance et d’une féroce imbécilité, fragmentairement exacte sur plusieurs aspects du capitalisme – l’imitation en mineure des thèses de Marx, débarrassées de leur pugnacité première –, permet à cette classe de se prétendre inexistante non seulement en tant que classe dominante et exploiteuse, mais de se présenter fallacieusement en victime de ce qu’elle a constitué par sa critique partielle en machine impersonnelle de domination, en fantôme et en horloge qui l’agit à l’insu de son plein gré, et par là même à réclamer le cas échéant la direction des révoltes qu’elle veut ou voudrait inspirer contre ce monde-machine afin d’en assumer ouvertement le gouvernement réel. Elle l’effectue déjà ne fût-ce que sous son angle normatif – cette géométrie du pouvoir et de « l’Etat servile » qu’elle élabore fidèlement jusque dans ses contestations et réclamations prévues par le programme de la servitude volontaire. Cette idéologie est un effet de sa position stratégique au sein du système et de son aliénation due à ses activités professionnelles spécifiques. Cela procure à cette couche de la domination et de l’exploitation une cape d’invisibilité, dissimule son « collectivisme cybernétique » sous les fantasmes d’un mode de production néo-industriel sans classe dominante – la « domination sans sujet » c’est-à-dire celle qui ne se prive jamais d’apparaître au moment des répressions, quand la population « hystérise sur le prix du carburant ». Cette rhétorique fatiguée de la caste sacerdotale du système, composée de sophismes sous-théoriques et bavards, est une légitimation de la classe invisible techno-scientifique et de ses innombrables déclinaisons de la religion du progrès et de sa « nécessité historique » depuis plus de deux siècles… La question de la culpabilité et de la responsabilité n’est posée, bien sûr, que pour être éludée dans d’infinis pinaillages où l’on place sur le même plan la victime et son bourreau sous le prétexte qu’ils sont autant réifiés l’un que l’autre ; ce qui est une fourberie plus qu’une foutaise. Pour saisir correctement ce qu’est réellement le marxisme cybernétisé et ses dernières évolutions, ses reniements, ses explications toujours plus embarrassées et son échec retentissant à produire une seule analyse en rapport avec la réalité pendant le récent « coronaruption », quand la totalité de ce groupe de la gauche radicale s’est brûlée de la barbe au cul :
(3) Du grec ergon : travail et de nomos : loi. L’ergonomie est une discipline où se sont illustrés les chiens de garde du capitalisme en construisant différents outils d’adaptation de l’homme à son travail et aux milieux déshumanisants construits par celui-ci, tout en prétendant le contraire. L’ergonome est souvent un nouveau policier équipé par les sciences sociales d’un savoir définitif en matière de « paix sociale ». Les praticiens de l’ergonomie contribuent à la planification, la conception et l’évaluation des tâches, des emplois, des produits, des organisations, des environnements et des systèmes en vue de les rendre compatibles avec les besoins, les capacités, les désirs de la méga-machine afin que celle-ci puisse croître en permanence sur la base nourricière de son appendice biologique.
(4) Wokisme, lgbtisme, théories du genre, transhumanisme et autres délicatesses idéologiques de la classe techno-scientifique et de ses « ergonautes » les plus avancés – la gauche radicale n’étant que l’une des expressions aberrantes de la pensée alignée – sont les pierres milliaires de la raison expiatoire qui doit nous mener de mutilations en privations vers l’utopie du grand chiffre, tout en nous proposant un « saut anthropologique ».
