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QUOTIDIE MORIOR, un avant-propos

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Nous avons mis en évidence – en caractères gras – plusieurs passages de l’avant-propos de « Brèves remarques sur des catastrophes récemment survenues & les prochaines » ; avant-propos que nous publions à nouveau, afin de relativiser les très récentes découvertes de spécialistes en agitations diverses – la tremblante du mouton – sur le mode de gouvernement de la société cybernétique, sa classe de la catastrophe et certaines des stratégies d’envoûtement par le désastre du capitalisme qui, malheureusement, surprennent encore, ainsi que des nouveautés dans sa galerie commerciale, alors que ces méthodes n’en sont plus à leur stade expérimental depuis plus d’un siècle. Par la même occasion, nous mettons en évidence également l’existence d’une couche sociale essentielle au fonctionnement de la société cybernétique : ses gestionnaires de la soumission – la servitude volontaire et ses profiteurs.

« Le premier pas est fait, le second est proche. Déjà sur la surface de la terre une effroyable révolution est imminente. Je ne fais que la mentionner en passant. » F.M. VON KLINGER

Il existe des gens qui ont, sur le devenir de leur monde, des idées singulières, mais eux-mêmes sont une espèce particulière qui raisonne à rebours des hommes. Dans cette catégorie se rangent ceux dont la déraison s’exerce dans les orbes de la soumission : spécialistes scientifiques, experts, améliorateurs de la misère, falsificateurs de tout acabit qui œuvrent dans les divers gangs spécialisés dans la gestion de la servitude, au service de leurs maîtres marchands et bureaucrates.

Dans une époque où la perte de la lucidité et d’un jugement autonome est vantée comme admirable et sublime, ces collaborateurs du despotisme sont au centre de la fausse conscience régnante et proposent les diverses versions de son élaboration. Ils pourvoient à l’ignorance et à la crédulité des foules, et garantissent l’obscurantisme contemporain ; eux-mêmes ne portent pas d’autre marque de fabrique. Ces managers du vide par l’illusion qui discourent au nom de l’organisation des apparences qui les emploie, poussent l’impérieuse logique de l’aménagement policier du monde jusqu’à l’effacement de tout sens moral, désormais remplacé par une éthique standardisée, bureaucratique, dont les dépositaires autorisés, spécialisés dans la démarche questionnante et ratiocinante, discutent à ne plus en finir sur les apparences à maintenir, sur le design des néo-références à imposer, sur le crédo à débiter rituellement, en tranche ou en bloc, après chaque nouvelle avancée des dévastations. Ces hommes de main de la justification mensongère ininterrompue, ont su saisir ce que la tyrannie leur offrait : sinécures et prébendes. A voir ces fonctionnaires du mensonge qui se bousculent pour obtenir quelques strapontins dans les innombrables annexes du Ministère de la Vérité, on saisit comment l’infamie s’est érigée en éthique, qui veut voiler pudiquement la décrépitude.

Esprits châtrés, eunuques d’un empire asiatique d’une nouvelle sorte ; aussi fourbes et jaloux de leurs prérogatives que les prêtres de l’Egypte pharaonique ; aussi abjects et corrompus que les démagogues de la décadence athénienne ; aussi dupes et rampants que la clientèle des patriciens romains ; aussi braillards et ignares que les bandes de moines qui écumèrent l’Europe au Moyen-âge ; aussi proches de la nature que les moines-brouteurs – ne dit-on pas que ceux-ci furent chassés de Syrie par les habitants excédés, puisque dans leur délire, ils affamaient les animaux domestiques en dévorant l’herbe des champs jusqu’à la racine ; aussi plats et infatués que les courtisans de l’Ancien Régime ; mesquins et routiniers ; ayant le culte servile de l’autorité, ils sont les derniers avatars des classes intermédiaires dont les puissants ont toujours eu besoin de s’entourer pour assurer leur domination, et transmettre leurs décrets aux populations esclaves.

Mais avant tout, ils sont les représentants de cette humanité nouvelle, que chaque totalitarisme implique, et que le nôtre a mis au point, formée de créatures perpétuellement soumises qui simulent tout et n’importe quoi, parce qu’elles ne sont rien. Les managers de la soumission sont, à la fois, une particularité remarquable sur la carte des ravages, et le lieu où se concentre la réussite globale du spectacle. Classe de la médiation aliénée, sa première délégation consiste à fournir l’image optimiste d’une soumission heureuse, au pays d’un présent toujours radieux ; elle est le modèle sur lequel sont graduées les conduites et les pensées de tous ; si bien que l’existence signifie, pour beaucoup, vivre en calque de cette humanité construite sur le mode -et autour- de la marchandise. Proies de sollicitations continuelles, englués dans des rôles et des rapports qu’ils n’ont jamais choisis, contraints de renoncer à leur volonté sous l’emprise des pseudo-besoins qu’on leur inculque, repliés sur eux-mêmes, dans le malheur de leur intériorité brisée – ce puzzle dont les pièces sont aux mains d’autres -, ils se sont condamnés à devenir, sous la houlette de leurs maîtres, ces êtres amnésiques, avec leurs simulacres de mémoire, en forme d’agrégats hétéroclites de faits sans importance et de souvenirs incertains. Ils ont entamés, immobiles, des errances sans fin dans les ruines d’un temps qui ne leur appartient pas ; et cherchent avec frénésie à se procurer les apparences de ce qu’ils ne sont pas, dans les signes identiques et interchangeables du système de la marchandise ; tandis que les gestionnaires du désastre mettent à profit ce sommeil de la raison, et s’affairent à détruire, pour que la conscience n’advienne jamais, ce qui peut encore lui servir de point d’appui ; et précipitent chacun dans un maelström de falsifications, d’informations contradictoires, d’images vaines. Rien de plus vaste que les choses vides produites par cet empire du crépuscule, où ce qui est montré est d’abord l’illusion qui frappe et terrasse l’esprit. Illusion aux mille formes éphémères qui, dans un mouvement perpétuel, peuplent la solitude des foules ; suites d’apparences sans lien logique, qui s’entassent et se combattent mutuellement, où l’on n’insiste jamais trop longtemps sur les mensonges, car répétés d’une manière constante, ils sont, à la longue, entourés de suspicion : les menteurs les savent choses factices, créées pour subvenir à des besoins momentanés.

L’abnégation de soi-même, ce « quotidie morior » qu’entraîne l’adhésion forcenée à ce monde, entretenue par les apôtres de l’isolement, où l’homme est devenu à lui-même le plus lointain, est cette catastrophe qui étaye l’ensemble des catastrophes, quoiqu’elle en soit aussi le résultat. Ceux qui gouvernent ce processus désastreux savent fort bien qu’en bouleversant l’environnement, ils modifient les hommes, afin de se les soumettre toujours plus, parce qu’ils ne veulent que des instruments entre lesquels aucune correspondance commune n’existe, qui doivent suivre passivement l’impulsion que la main de l’autorité leur imprime. Ils disposent par la gestion et la planification du désastre, d’un moyen de coercition puissant, dont l’emploi régulier engendre une peur diffuse qui s’infiltre par capillarité dans toutes les couches de la société ; peur d’autant plus sourde que chacun se tait, et se satisfait du mystère qu’est devenue sa vie, cette insulte que nul ne veut nommer jusqu’à ce qu’il ne le puisse plus.* Et dans le cours de cette décomposition qui dure, les gouvernants qui marchent en aveugles vers le néant qui les guette, admettent sans rire, pour la galerie, que tout est pour le mieux dans le meilleur de leur monde, sauf les « effets pervers » : c’est là, dans le système du mensonge, une justification qui en vaut une autre, et qu’acceptent désabusés ceux qui voyagent sur la voie circulaire des falsifications, et attendent anxieux et résignés, le bout de la ligne.

Les managers de la soumission sont la meilleure expression de la dépossession modernes, répliques d’une humanité sans substance qui plébiscite son bourreau. Tout a été refait pour cette population-pilote : des villes à la nourriture, en passant par la pensée, c’est toujours la même vulgarité à paillettes qui s’exprime ; elle s’est fait une loi d’essayer les multiples falsifications qu’elle usine massivement avant de les distribuer, et d’en rendre sous sa surveillance l’emploi obligatoire. Rien de ce qui existe, qui n’ait été auparavant étalonné sur le goût perverti de ces contremaîtres de la déraison. Ignares par définition, puisque débités mécaniquement comme des boulons ou des steaks de dinde par l’université, ils présentent à l’envi leurs petits stocks d’ignorances spécialisées comme la somme d’un savoir absolu, et prétendent régenter – à la manière de la police – l’ici-bas de la désolation et du malheur historique, du haut de leur spéculations creuses et décharnées. Dans leurs bouches ce monde a subi un étrange renversement, chaque progrès de la misère est devenu une victoire, et à mesurer l’étendue de ce genre de victoire, chacun est tenu de changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde. Pour ces stratèges du vide, tout doit plier devant leur raison mais, hélas ! Cette raison ressemble à la mort.

Se rendant au pouvoir à force de bassesses, ils se font les instruments dociles de toutes les falsifications, de toutes les intrigues de leurs maîtres courant au despotisme absolu ; ils ne parlent qu’au nom de la puissance qu’ils servent, et selon l’ordre de priorités qu’elle se fixe ; l’ordre et la connexion de leurs pensées sont ceux de la marchandise et de l’Etat.

Auxiliaires d’une production marchande autonomisée de ses bases humaines, et qui ne s’est jamais mue que par son côté aberrant, leurs mandats sont renouvelés à coup de catastrophes ; parce que cette production, la domination qui en résulte, n’est plus qu’une longue catastrophe, une mutilation du vivant.

La logique marchande n’a jamais rien dit que ce que Hitler lançait à Hermann Rauschning : « Nous sommes un mouvement, savez-vous ce que cela veut dire ? » Car c’est ainsi que raisonne ce monstre qui veut dominer les esprits.

Les divers futurismes dont se réclament les projets de cet encadrement ne visent à rien d’autre qu’à reconduire les formes de l’actuelle survie, de les figer dans une perfection hors d’atteinte, de les noyer dans un ordre définitivement stable, où une barrière de gadgets techniques et sociaux garantira leur répétition monotone de toute perturbation ; chaque geste, chaque parole des non-personnes qui habiteront ce monde hors du monde ne devra plus participer que de la froide convivialité des choses. Dans cet univers abstrait, réduit à une trame expurgée du sens de l’humain, sur laquelle ne seront disséminés que de misérables réceptacles d’informations, le pouvoir se réservera l’opportunité de la modification, resserrant et multipliant les mailles de son contrôle. Le présent de la société moderne n’est plus que du futur sous-développé.

Ce cauchemar programmé s’est saisi de son appareillage technologique, et c’est par morceaux que cette classe de la catastrophe installe son utopie congelée.

Dans un demi-secret, et dans une pénombre propice aménagée par médias interposés, les plus avancés des spécialistes de la décomposition actuelle, envisagent comme « réaliste », sur la base de savants calculs de probabilité, et parce qu’ils prennent pour une donnée éternelle le silence apathique, un emballement définitif des mécanismes par eux enclenchés ; quelques-uns spéculent déjà sur une fin de l’histoire qui serait leur triomphe, et bâtissent sur le socle de leurs ravages des zones en avance d’une catastrophe ; et colonisent l’avenir pour imposer le présent.

Mars 1989

Jean-Paul Floure

 

*« Qui n’a pas versé dans l’adhésion forcenée aux merveilles empoisonnées que ce monde propose, par tombereaux et à une cadence sans cesse accélérée, peut aujourd’hui constater, depuis le cloaque où il a été précipité, ce qu’il en est des invraisemblables boniments sur la démocratie, la liberté, l’égalité et tutti quanti que les gestionnaires de la soumission lui servent en prime et gratis pour chaque humiliation qu’il doit subir silencieux ; juger comment de ces termes la réalité s’est irrémédiablement dissoute et comment pour le tenir abusé, on lui en administre les apparences. A chaque embardée d’une production marchande qui ne s’est jamais mue que par son côté aberrant, il lui faut suspendre sa raison comme sa respiration, devenir sans haine, ce « citoyen informé » dont l’hypothétique existence vaut à la fois comme motif de spéculation théologique pour experts en falsification et comme vaine consolation de ses malheurs terrestres ; il doit supporter que les managers de ce présent désincarné lui montrent d’abondance ce qu’il n’a pas, parce que ce qu’il est devenu, et le peu qui lui reste ne méritent assurément pas d’être vus. Partout et toujours on lui exhibe l’image lénifiante d’une masse de « taiseux », rejoignant à marche forcée, de catastrophes nucléaires ou chimiques, en carte d’identité informatisée, à coup de « domotique » ou de bulletins de vote, la république des âmes mortes, où chacun pourra jouir de l’égalité parce que tous seront également dégradés. Là où l’argent et la marchandise ont établi leur empire, la vie n’a plus de demeure. »

Histoire sommaire d’un nuage, avril 1988

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