Birnam

TROIS PETITES NOTES SUR LA SOCIETE CYBERNETIQUE

 

« Les limites de l’organisation de l’existence sont données par une contradiction spécifiquement moderne ; l’organisation de la masse construit un mécanisme universel de l’existence, qui détruit le monde véritablement humain de l’existence » Karl Jaspers – La situation spirituelle de notre époque, 1931

La cybernétique est l’art de fabriquer des esclaves et de les gouverner, « l’art de tenir les hommes ensemble et pourtant dans l’isolement » (Michelet). La création des machines logiques – les machines à tisser l’absence -, telles que nous les connaissons pour l’instant, n’est qu’une branche de la cybernétique dont le but est de s’attaquer au centre de l’existence humaine, tout en perfectionnant la destruction des rapports humains : l’information, par exemple, est un déchet de la désintégration de toute communauté, comme de toute individualité ; et l’accélération continuelle de sa masse en circulation en témoigne. En lieu et place émergent d’effrayantes latifundia cybernétiques – les mondes hors du monde – peuplées de non-personnes soumises à la pression d’un travail sans limites, sous la conduite des « ingénieurs des âmes ». Issu de l’un des technolectes autoritaires en cours le mot « créativité » décrit l’une des faces de l’esclavage cybernétique, la plus sinistre, celle de la collectivisation de l’intériorité de l’homme ; la non-personne est avant tout celle qui doit tout perdre en marchandise, jusqu’à la capacité de se révolter – auparavant on s’abîmait en Dieu. La cybernétique et les cybernéticiens n’ont pas attendu l’époque contemporaine pour exister, ainsi que Bentham le prouve. Le jésuite Loyola était un cybernéticien, ses « exercices spirituels » sont, sans doute, l’un des manuels les plus achevés de la production réglée de la non-personne : la fameuse définition « comme un bâton, comme un cadavre » en exprime l’essentiel. Il a existé, très tôt dans l’histoire, des zones géographiques consacrées à la production des non-personnes. Mais c’est dans les empires totalitaires asiatiques, que la production des non-personnes a connu ses plus massives réalisations, avant notre époque qui en vit l’achèvement catastrophique. Cultiver les hommes comme des plantes avant de les battre pour alimenter le mécanisme marchand semble désormais aussi naturel que de nourrir les survivants avec les ersatz tératogènes de la chimie agroalimentaire. Ultima Thulé, mai 2000

« Il se trouve dans ladite ville d’Astrakhan beaucoup de bons fruits et alentour la plante animale, que certains auteurs ont décrite jadis, à savoir des moutons qui croissent hors de la terre et sont attachés à la racine, comme par un boyau long de deux ou trois brasses au nombril. Ce mouton mange l’herbe autour de lui, puis il meurt. Ils sont de la grosseur d’un agneau à la laine frisée. Les peaux sont parfois toutes blanches, d’autres un peu picotées » Capitaine Jacques Margeret, Un mousquetaire à Moscou : mémoires sur la première révolution russe, 1604-1614

Les lois de la production industrielle – le monde de la quantité qui supplante toute espèce de qualité, de la temporalité dégradée en espace – sont appliquées à l’intégralité de l’existence humaine, comme si tout devait être gouverné par les règles de l’efficacité mécanique, afin d’obtenir un rendement maximum dans la destruction des individus et des rapports sociaux, au profit des liens synthétiques du totalitarisme marchand. L’homme ne doit plus être qu’un « nous », au comportement prévisible, calculable. Le travail dans la société cybernétique s’est centré sur la production et l’entretien d’une existence en tension d’une disponibilité totale. Partout les spécialistes de la présence prolifèrent au milieu de leurs structures d’épuisement. Ils sont là, les contrôleurs de l’inconscience obligatoire, avec leurs panoplies mentales, dans une société qui semble se réduire à une ubiquitaire et éternelle pointeuse. Ils demandent des comptes à leur « coupables » ; ils vérifient l’assiduité des esclaves aux œuvres de la marchandise ; ils veillent à nous libérer d’anciennes préventions, et nous refilent des idées neuves. Ils ont si peur, que nous nous endormions sur leurs chaînes, au milieu du fracas de la catastrophe, ceux dont le métier est de nous enfourner dans l’usine-monde pour l’accomplissement de nouvelles performances, qu’ils en viennent à nous reprocher notre peu d’ardeur à se joindre à leurs protestations ; et vont jusqu’à nous promettre – pour les plus avancés -, dans de solennelles déclarations, de nouveaux droits, afin que des sélections de monades puissent foncer dans une abjection légalisée, jusqu’à s’entretuer sous l’œil morne d’un Etat qui accepterait, pour sa sécurité, de démocratiser l’une de ses plus grandes prérogatives ; ou comment distribuer la mort pour encourager ses esclaves à le rester. Dans ce monde inhumain, même les pertes, comme dans un système hydrostatique, doivent revenir, drainées, lubrifiant le fonctionnement du dispositif. Le rêve, pour prendre un exemple, cette ancienne Amazonie de l’homme, est désormais mis en coupe réglée ; une forme de taylorisme s’y est installée, et afin de ne rien laisser au hasard, a retourné d’anciennes trouvailles poétiques pour les accrocher à la production massive de psycho-marchandises. Dans ce but, les inventions des avant-gardes artistiques, stérilisées de leur négativité, sont devenues des techniques de déforestation intérieure au service de nos ingénieurs des âmes – cette heureuse formule est de Staline – poursuivant leur rêve d’unification psychique de l’humanité. Ultima Thulé, deuxième édition, avril 2001

Les cybernéticiens se reconnaissent à ce trait : ils postulent un monde sans extériorité ; le monde est fini, et la domination infinie, comme la soumission. Ils nous vantent une sorte de progression linéaire, dans un cylindre se mouvant sur une multiplicité d’axes, vers l’utopie du grand chiffre, où viendrait s’aplatir toute particularité humaine. Chez eux, la négation, la liberté, ou le crime, ne sont plus que des produits innovants pour l’amélioration du processus, mais à condition de perdre, au préalable, toute charge subjective, qu’ils traquent sans répit. Leur monde se réduit à un ensemble de recettes de fabrication, où plus rien n’a d’importance, car tout est rien, ou un rien en vaut bien un autre, et à l’occasion s’échange contre moins encore. Au monde de la mort de Dieu – le workhouse comme idéal et comme religion – a succédé le monde de la mort de l’homme de la société cybernétique. La présence ubiquitaire du grand algorithme a fini par imposer le monstrueux comme figure centrale de sa domination. La blancheur de Michaël Jackson, les multi-performances de la femme-outil C.Millet, le corps retaillé d’Orlane sont à la croisée d’une rationalisation poussée jusqu’à ses ultimes conséquences et de revendications tournées. Partout s’affiche l’exigence, toujours déçue, d’une vie sans négativité entièrement dirigée vers les satisfactions des besoins du système. Et en même temps l’humain, qui est considéré comme un résidu irrationnel, est conservé par fragments pour relancer la machine, quand celle-ci s’épuise, au centre de sa forêt de fantômes pétrifiés. C’est par des infusions de négatif en dégénérescence que la domination cybernétique se combine et se maintient. Jugement sur les fins d’une offensive, mars 2004.

Jean-Paul Floure