ABRÉGÉ DE LA DÉSOLATION, 1989*

 

« Qu’est-ce que ce cercueil déposé sur deux chaises ? » Victor Hugo

Aux Etats-Unis, le milliardaire Bass, couverture officielle d’un réseau d’entreprises aux activités juteuses, et pour certaines inavouables, parce que liées à la défense américaine et à des services annexes de l’industrie pétrolière, s’est lancé dans la construction d’un écosystème inédit, dénommé BIOSPHERE II en souvenir de la Terre, BIOSPHERE.

En Arizona, à cinquante kilomètres de Tucson, près de la ville d’Oracle (sic), s’est édifiée l’unité cybernétique de survie de citizen Bass. Xanadu de la dépossession, « cet écosystème artificiel comprendra deux océans miniatures, une forêt tropicale, un lagon, des marécages, un désert, des habitations, des laboratoires. Ce petit monde artificiel sera entièrement étanche, et les éléments qu’il contiendra sont recyclés (…) Les sujets qui vivront là, ne recevront de l’extérieur que l’énergie solaire et les informations sur le monde dont ils seront isolés. Leur gageure sera de vivre en autarcie pendant au moins deux ans et d’éviter la catastrophe qui les forcerait à faire appel à BIOSPHERE I, – notre Terre. » (1) Voilà, au moins, un aveu : la copie maladroite a le même point-limite que l’original, à la différence près que celui-ci ne peut faire appel à rien qui lui soit extérieur.

Plusieurs justifications publicitaires ont été avancées pour expliquer ce projet : banc d’essai en vue de coloniser la planète Mars, maquette d’une station orbitale, abri en prévision d’un hiver nucléaire… Mais au-delà de ces alibis que l’on refile à des gogos en mal de nouvelles frontières, et que l’on voudrait ébahir par la perspective d’un élargissement des terres de mission de la dévalorisation marchande, BIOSPHERE II est un modèle réduit pour l’étude des écocides actuels, un résumé factice d’un monde dénaturé.

Dans cet espace-temps de la survie concentrée, où les hommes ne sont plus que les servants d’une gigantesque machinerie, la folie du quantifiable, libérée de ses dernières entraves, peut enfin travailler pour elle-même, à la création d’une « seconde nature » qui serait comme la rencontre d’un parapluie et d’une machine à découdre sur une table de dissection ; car il s’agit dans le tissu du vivant de retailler quelques éléments à sauvegarder, de recomposer un monde à partir de quelques débris muséographiques de l’ancien ; un monde simulé dans lequel le faux a élu domicile, où par un darwinisme volontariste, de sombres bousilleurs n’ont écarté de leur fantaisie caparaçonnée, que d’irréductibles gêneurs, dont la taille ne correspond pas aux mesures de leur cloche à fromage, dont la croissance est trop lente pour ces véloces V.R.P du désastre, et dont le vol semble trop aérien pour ces cloportes à l’esprit étroit, corseté de verre et d’acier. Dans ce domaine d’un ordre morbide et schizophrénique, l’antique manie de la classification est devenue folle en rejetant dans le non-être ce qui n’entre pas dans ses plans, et renonce à ce qui en faisait un des moyens – quels qu’en fussent les défauts – de l’appréhension globale du vivant et de ses rapports, pour n’être qu’un instrument de découpage administratif au service de la logique du profit : « Quand on est arrivé à obtenir assez de fleurs, il a fallu, en plus, sélectionner une variété de colibris dont le bec soit adapté au calice de celles qu’on avait choisies. Sans oublier d’écarter les espèces dont le mâle a la particularité de monter en chandelle dans le ciel durant la parade ; le toit n’y résisterait pas. Des centaines d’espèces ont ainsi été passées en revue (…) Pas question d’introduire des éléphants dans la savane. Mais par quoi les remplacer ? Quel animal de taille plus raisonnable occupe une niche écologique semblable ? » Les cultures sont hydroponiques : les plants de tomates ont les racines à l’air libre et les extrémités plongées dans une solution nutritive autant que synthétique. Quant à ce qui reste de terre, il doit être stérilisé pour permettre la croissance des néo-plantes.

Dans la main des spécialistes, chaque élément du vivant arraché de son contexte a suivi sa propre pente de déréalisation : l’ensemble a donc l’harmonie d’un monstre et relève de la beauté de ces chimères que des bricoleurs du néant mettent au point dans leurs laboratoires d’ingénierie génétique.

Le reste est à l’avenant dans cette imbrication de niches, aboutissement de la conception mécaniste de la nature, dont les experts sont les ordonnateurs : tout est contrôlable, prévisible, amendable, ou réductible jusqu’à l’abstraction. L’ultime objectif est de s’extirper d’une glèbe grouillante d’une vie qui effraie, puisqu’infiniment complexe et pleine d’aléas, jamais adéquate aux buts qui lui sont assignés, aux rapports ténus et ramifiés qui ne supportent pas l’irruption brutale d’observateurs équipés de techniques grossières et rudimentaires, qui tels des ethnologues, projettent leurs fantasmes sur l’objet qu’ils se proposent d’étudier ; et y introduisent les germes de sa destruction.

L’abjection de la science séparée se retrouve dans le résultat qu’elle élabore à partir de sa vue simpliste du vivant : celui-ci doit correspondre à la représentation qu’elle s’en fait. Chaque intervention de ces spécialistes se réduit à une destruction-modification de l’environnement pour le rendre apte à une utilisation économique ; ainsi, par le jeu de substitutions successives, l’objet observé, manipulé, se métamorphose en ce qu’on espérait qu’il serait ; et dès lors devient autre chose, une simple unité que l’on comptabilise dans le calcul marchand, et dans un mouvement aberrant qui anéantit ce qui existait auparavant, le support d’une nouvelle expérience vers de nouveaux résultats. La nature est de la sorte régularisée, géométrisée, recomposée par des conglomérats d’îlots aseptisés, à la mémoire biologique reconstituée : « Faut-il importer des tonnes de terre d’Amérique du Sud, plutôt que d’en prélever sur place ? Faut-il alors la stériliser pour tuer la microflore locale, et l’ensemencer avec des microbes amazoniens ? ». On se doute, dans cet univers refait, que le spécialiste ne lésinera pas sur les moyens, et que c’est sa logique qui lui dictera ses choix : « Les microbes endogènes qui dégraderont la matière organique tombée au sol proviendront aussi d’Amazonie, le chercheur ayant finalement choisi d’ensemencer une terre stérilisée. »

De cette néo-nature, il ne reste plus qu’un seul plan agencé en trompe-l’œil, dont l’unité a été dissoute pour résider ailleurs, dans la mémoires des ordinateurs centraux de BIOSPHERE II sont destinés à recevoir continuellement des informations par l’intermédiaire de plusieurs milliers de capteurs disposés sur l’étendue entière de cet assemblage ; ils « fourniront des données physico-chimiques sur l’environnement », contrôleront les évolutions de chaque élément, signaleront les anomalies menaçant l’équilibre artificiel instauré entre les différents écosystèmes mis en présence, et permettront que les « échanges naturels (sic) qui se produiront entre l’atmosphère, l’eau, le sol et les êtres vivants de cette méga-serre » soient « soigneusement observés, quantifiés, analysés ». Il ne s’agit ici que d’un savoir réifié, et en dépit de la bonne volonté de ses possesseurs, il n’est qu’une ignorance programmée qui, en retour, conditionne ce qu’il est chargé de surveiller. La nature, que ce système de surveillance électronique est chargé de contrôler, a été appauvrie à l’extrême, et donc conçue de telle manière qu’elle puisse être reconnue par l’ordinateur et son réseau de capteurs. La complexité du vivant a été remplacée par la complication du câblage et de la machinerie, la « nature » est devenue un automate dont les différentes parties sont reliées par les nœuds secrets des logiciels et des systèmes-experts.

Dans ce royaume de l’arbitraire, chaque écosystème transvasé simule la nature, et le savoir mort des spécialistes simule l’unité ; que les connexions artificielles viennent à disparaître et c’est l’ensemble qui cesse de vivre de sa vie de duplicata, et s’effondre.

Chaque parcelle de la réalité est aujourd’hui rongée par cette irrationalité où « l’étude » quantitative menée en vue de l’intégration de ces parcelles dans le système de la marchandise, entraîne la disparition ou la modification radicale de l’objet « observé » ; tout tend à se fondre dans une identité ectoplasmique et homogène : noces de Cana de la démence économique où l’antigel se change en vin, où le N.P.K se transforme en épis de maïs, où l’eau des fleuves devient le diluant d’effluents chimiques.

Dans cette termitière – ou même les termites ont été triées, car certaines poussaient le mauvais goût jusqu’à aimer celui du joint des vitres – les humains ont été aussi étalonnés, sur la base des spécialités et des qualités requises pour ne pas disjoncter en cas de frottement au sein du groupe, dont le fonctionnement rejoint celui d’un circuit hydrostatique. Le montage de l’homme nouveau a franchi ici une étape supplémentaire ; dans son boulet informatisé, il marche en éclaireur dans les sentiers de l’aliénation et s’en montre content. Sa vie se réduit à sa fonction, et on ne lui demande rien d’autre (a). Les derniers lambeaux d’une activité libre qui existaient encore, sur le mode de l’illusion se sont définitivement ossifiés, car l’homme nouveau qui s’est embarqué volontairement sur BIOSPHERE II n’est plus que l’appendice ridicule de ces madrépores technologiques. Il préfigure le destin du reste de l’humanité, où désormais chaque faculté restreinte et mutilée est attachée à une opération mécanique, comme ces animaux condamnés pour toujours à un travail circulaire, et qu’on tient dans les ténèbres pour qu’ils ne voient pas ce qui se passe autour d’eux.

Pris dans le cercle vicié du déraisonnement qui préside à une telle entreprise, il garde l’illusion d’en être le promoteur, alors que c’est la logique marchande qui a prononcé ses diktats à travers lui, et qui a frappé le monde existant d’ostracisme, car celui-ci, insatisfaisant pour ses appétits, impose à son extrême tyrannie des limites qui doivent tomber en désuétude.

Mais ces ravages ne peuvent s’exercer que pour autant qu’ils assurent leurs fondations par la reprise des meilleurs résultats du bureaucratisme contemporain : BIOSPHERE II est, à la fois, un modèle de gestion, puisque dans l’optique du contrôle, tout est gérable selon les canons de l’économie – depuis la circulation atmosphérique jusqu’aux bactéries, en passant par le recyclage des déchets – et un compendium des diverses techniques de gestion de l’aliénation à leur stade intégré. Une gaine électronique prendra en charge la surveillance de ce délire instrumenté ; elle doublera pour les répliquants dérivant sur ce radeau de la méduse, l’isolement du monde extérieur par celui du pseudo-monde intérieur. Leur vie se résumera à collecter des informations chiffrées, à geler les écosystèmes dans les bornes qui leur ont été imposées, à la maintenance du dispositif. Toute contradiction évacuée, seule la panne est autorisée dans cet hypogée. La machine ne pratique le temps que sous la forme de l’usure fonctionnelle ; elle enregistre ; elle prévoit. Elle précise, elle durcit ; elle exagère les pouvoirs de mutation et d’adaptation attachés aux êtres vivants, dont elle tend à changer la durée capricieuse, les souvenirs incertains, en une sorte de présent identique, comparable à l’état stationnaire d’un moteur qui a atteint sa vitesse de régime.

Avec BIOSPHERE II, c’est le contrôle social qui connaît et construit son apothéose ; qui passe de son existence réelle assujettie à d’incessantes altérations, dans un élément supérieur où il s’auto-proclame parfait, réussi, inaltérable comme sa pacotille ; il se rêve ainsi, anti-historique, flottant éternellement dans sa gloire. C’est la hiérarchie d’un monde écroulé qui veut se sauver de son désastre, et se reconduit dans ce disneyworld de l’aberration. L’édifice a été bâti sur ce fantasme qui croit à son avenir d’une bureaucratisation entière du vivant : sur un sol stérilisé par le calcul économique s’élève, terne comme une marchandise, une néo-végétation que surplombe un dôme électronique de surveillance.

Ailleurs et plus proche, ce sont des gens d’art, en un mot des policiers, qui s’exercent dans la mise en scène de cette apothéose du contrôle total. Un Tschumi relaye avantageusement un Haussmann : celui-ci perçait et enserrait Paris de boulevards, car il savait les avantages de l’artillerie, et les dangers des émeutes, tandis que son émule traduit avec le béton géométrique la circulation folle et sans but, dévorée par la marchandise, l’intervention massive des réseaux de surveillance interconnectés et du repérage. Bien mince est la distance qui sépare ces urbanistes de la police, des biotechniciens.

Récemment, le Monde du 4 janvier 1989 donnait un exemple de la rencontre de ces bouffons du planisme bureaucratique, à propos du traitement des incendies de forêt. « Le lieu de l’expérience avait été soigneusement choisi : une lande couverte de genêts « purgatifs » réputés très combustibles, située à flanc de coteau du massif de l’Aigoual, au-dessus du Vigan (Gard). (…) Il s’agissait, avec de la ficelle et des rubans de couleur, de quadriller une surface de 20mx20m en carrés d’un mètre, puis d’asperger certains de ces carrés de retardant (solution de polyphosphate qui retarde la combustion), selon un schéma « aléatoire » qui laisse plus de la moitié de la surface traitée sans produit retardant. » Les pompiers allumèrent l’incendie et le feu carbonisa la végétation qui n’avait pas été traitée, alors que les carrés de genêts arrosés de solution refusaient de brûler. La progression jusque-là régulière du feu fut entravée par le damier de ficelle, et finalement, l’incendie s’éteignit spontanément « faute de cet écran de chaleur qui embrase la végétation avant même que la ligne de feu ne l’ait atteinte. » La conclusion est claire : puisqu’on a décidé de ne pas agir sur les causes réelles des incendies de forêt, on répand sur la végétation des polyphosphates. Cette technique en accompagnera d’autres : l’éclaircissement des forêts (« la densité naturelle de 6.000 arbres à l’hectare est ramenée à 2.500 arbres »), la pose de détecteurs à infra-rouge, de caméras, qui surveilleront une forêt anti-feu plantée sur des boues d’épuration.

Comme ils ont refait des villes selon des impératifs marchands, ils refont les forêts en fonction des incendies et de la sauvegarde des intérêts de trusts divers. Des exemples de cet ordre peuvent être multipliés à l’infini : un tel délire n’est jamais en reste d’inventions déconcertantes. Aux Etats-Unis, le parc « naturel » de Yellowstone a pu brûler pendant plusieurs semaines car des experts avaient déclaré ce feu « naturel ».

Derrière ce que l’on nous désigne comme le hochet incroyable de citizen Bass, caprice et aventure dispendieuse, s’étend un réseau aux intérêts plus pragmatiques et « réalistes », dont les participants spéculent sur une dégradation de la planète qu’ils jugent irréversible ; aussi pensent-ils tirer de cet abrégé de la désolation des profits substantiels, et ce, dans un proche avenir. On peut inventer l’ultra-filtration de l’eau quand celle-ci n’existe plus ; comme on peut détruire l’eau pour inventer son ultra-filtration. De cette aliénation automatisée, le commerce sortira renforcé et quoi qu’il advienne, tant qu’ils régneront, nous consommerons les merveilles de leur jardin des délices.

On peut aussi multiplier les cautions scientifiques, pour déclarer son innocence et ses bonnes intentions : BIOSPHERE II n’est donc pas une expérience qui permettra d’établir jusqu’à quel point on peut modifier un écosystème en éliminant une grande partie de ses composantes, et en recomposant le reste. Qui pourrait avoir l’audace de prétendre que BIOSPHERE II est une catastrophe contrôlée, où se fabriquent certains des abaques du désastre ?

Dans l’un des livres sacrés des Mazdéens (l’Avesta) est écrite une légende selon laquelle un tyran nommé Afrasiyab voulant échapper à sa mort, construisit une ville souterraine, et s’y réfugia : « Il vivait là sous la terre, entouré de puissants sortilèges, dans un palais en fer, haut comme mille fois la taille d’un homme. Un ciel artificiel était parcouru par une imitation de soleil qui dispensait de la chaleur et de la lumière. Pour produire la nuit, des étoiles et une lune phosphorescente remplaçaient la machine ardente. Mais vint l’heure d’Astivihad, le dieu de la mort à qui personne n’échappe. Il se glissa dans le refuge souterrain et frappa de mort le présomptueux empereur. Depuis lors, dans le fantastique palais de fer, les automates tournent inlassablement en éclairant une scène déserte et silencieuse. »

Cette légende illustre à sa manière l’espoir insensé sur lequel se sont fondées les diverses tyrannies qui se sont succédé sur cette planète. Chacune s’est promis, au-delà des désolations qu’elle engendrait, un fantastique paradis où elle pourrait effectuer son sauvetage, dans un monde reconstruit selon ses fantasmes ; et où chaque tyran régnerait éternellement sur un peuple d’esclaves éternels. Les pharaons s’embarquaient pour l’éternité avec leurs « chouabtis », au centre d’une figuration miniature du monde sensible ; cependant, l’histoire a fait bon marché des délires mégalomaniaques de ceux qui veulent vivre au-delà de leur mort, assiégés dans leurs citadelles paranoïaques. Dans la suite des temps, les tombes pharaoniques furent livrées au pillage.

Mais il appartenait à notre temps de reprendre à son compte ces songes d’une recomposition totale du monde. Ils espèrent enterrer le négatif, mais doivent garder un œil dans la tombe.

1-Science & Vie, numéro 831, décembre 1986 et numéro 854, novembre, 1988.

*Ce texte est la réédition de l’un des chapitres de l’ouvrage « Brèves Remarques sur des catastrophes récemment survenues & les prochaines » paru au mois de mars 1989. Biosphère II fut un échec cuisant, comme il fallait s’y attendre. Aujourd’hui elle n’est plus que le pousse-au-jouir d’un projet immobilier, après avoir changé de propriétaires à plusieurs reprises.

 

(a) Ce qui est la définition minimale de la « logique relationnelle », avec les conséquences que l’on sait désormais, puisqu’à partir de son noyau initial – le fétichisme de la marchandise – nous voyons, aujourd’hui, son déploiement et ses promesses. (Mai 2020)

Jean-Paul Floure