DIGRESSION SUR L’UNE DES ANCIENNES SOPHISTIQUES DU DESPOTISME JUSTIFIANT L’EXPLOITATION TOTALE DE L’HOMME, UTILISEE ENCORE AUJOURD’HUI PAR TOUTES SORTES DE DEBRIS DE L’AVANT-GARDE CYBERNETIQUE SOUS MANDAT ETATICO-MARCHAND

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Dans les saisons promotionnelles de la « fin de l’Histoire » toutes les sortes de déchets sont recyclés par les familiers de la tyrannie, eux aussi artistes de l’emballage. Ce qui précédemment avait justifié – comme ça – le nazisme, revient comme une fleur pour appuyer les prétentions du cybernétisme : ainsi la vogue de l’idéologue totalitaire Carl Schmitt que l’on doit non seulement au « fait qu’il soit un grand écrivain à la clarté toute latine, un maître de la bonne formule ne suffit pas à expliquer cette fascination » mais aussi parce qu’il « doit avoir quelque chose de beaucoup plus décisif, probablement la justesse de certains de ses aperçus » (Déclaration de Nicolaus Sombart à Libération du jeudi 15 mars 2001). Il semble que pour les promoteurs les plus imbéciles de ce putride nazi, qui n’ont rien lu, rien vu, ni connu quoi que ce soit directement, ni même essayé – en dehors d’une télécommande – l’apport le plus original de leur vedette tienne dans son apologie de la force brutale, dans sa philosophie politique qui superpose plusieurs conceptions antérieures, afin de les falsifier et d’en faire un appareil de justification au service du totalitarisme nazi. Franz Neumann dans Béhémoth – structure et pratique du national-socialisme – a remarquablement décrit la « philosophie » de ce chien de garde du nazisme, ainsi que ses filiations idéologiques (Pareto…), et les buts poursuivis – cf : la conception de l’Etat tripartite, la synchronisation de la vie politique, la construction d’une théorie nihiliste de l’extermination physique de l’ennemi politique qui couvre d’un masque délicat de pseudo-juridisme la véritable fusion avec la terreur qu’opèrent les organismes de sécurité de la domination, conquis par une nouvelle élite. Il semble que les adorateurs de la clarté latine aient tout intérêt, après s’être vautrés dans le premier choix de l’idéologie totalitaire (Heidegger, Schmitt, Junger), de descendre beaucoup plus bas : « la Fin du Capitalisme » de Ferdinand Fried offre de saisissants aperçus sur leur métier. Le temps des récompenses venant toujours, après les démonstrations de loyauté : l’agent nazi camouflé Fried de la revue Die Tat fut intégré à la SS comme officier en septembre 1934, l’éminent Schmitt reçut « la rédaction d’un journal réservé aux juristes ». Quant au plâtreux ratiocineur du dasein – une esthétique du parfait exécutant en brute de série – avant d’être écarté dans les luttes internes du nazisme par des murènes plus affamées, il fut, lui aussi, l’un de ces nombreux agents du nazisme vite récompensé après le 30 janvier 1933, pour son activité au sein de l’université allemande durant la décennie précédente : ou comment casser les têtes pour les compter.

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L’heideggerianisme – son activité centrale – a été décrit d’une manière incidente par un lauréat viennois de la morale. Il s’agit de Gunther Anders. Répondant à la question sur l’anticapitalisme de Heidegger, le distrayant Anders, sur le maître bucolique qui aurait exercé un charme démoniaque sur sa jeune pensée, répond ceci : « Dire que Heidegger aurait représenté une sorte « d’anticapitalisme » qui aurait pu nous attirer Marcuse et moi, il ne peut en être question. Son « monde de l’outil » (Zeugwelt) est celui d’un artisan de village. Scheler appelait sa philosophie une « ontologie de cordonnier », et il avait raison. Dans Être et Temps, les usines n’existent pas encore, les analyses ne sont pas simplement non marxistes ou anti-marxistes, elles sont pré-marxistes et à plus forte raison pré-capitalistes. Pour autant qu’il ait eu, au début des années vingt, des inclinations politiques, c’étaient, à l’exception de la sympathie qu’il éprouvait pour les anciens combattants de sa classe d’âge – pendant l’occupation de la Ruhr, il appelait encore, avec nostalgie, les fusils des « pétoires » -, plutôt des aversions, contre la grande ville et contre la démocratie, par exemple, qu’il identifiait à la doxa. Voir dans le Reichstag un « repaire de radoteurs » ne lui était pas moins naturel qu’à Hitler. Mais à côté de ce dernier, il avait l’air complétement dépassé. Le fait qu’il ait pu tomber dans le piège tendu par Hitler comme tous les petits-bourgeois prouve qu’il en était un, lui aussi » G.Anders – Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?* L’essence de cette doctrine pour aveugles et sourds – on aime l’aspect fabriqué, rustique et « pétoire »  du fayot de l’ordre qui fait l’âne pour voir – s’est révélé, dans un cliquetis d’automate ouvrant ses ailes d’acier bruni, quand son initiateur en 1933, s’est départi de sa prudence de camouflé : «  Le Führer lui-même et lui seul est la réalité allemande présente et future, et sa loi. » Martin Heidegger – Appel aux étudiants, 3 novembre 1933. Heidegger n’ignorait rien et Anders falsifie – dans quel but ? – en effaçant la totalité du contexte historique – celui de la révolution allemande, de sa répression sanglante – où Heidegger, en écho avec quelques autres, a construit une partie de l’armature idéologique du totalitarisme, dans laquelle se déploie d’une manière voilée – à peine – une apologie du parfait exécutant qui utilise les thèses du jeune Lukacs sur la réification. La pseudo-obscurité de Être et Temps, le proliférant vocabulaire de substitution, un monotone cryptogramme d’une pauvreté affligeante, qui tant fait jouir les médusés de cette métaphysique de pacotille, trouve son point d’aboutissement, et la révélation de son véritable contenu, dans les violentes proclamations nazies qui ont suivi l’arrivée de Hitler au pouvoir, sa bande de gorilles mécanisés et autres praticiens de la terreur : « Le questionner n’est pas pour nous le jeu dissolu de la curiosité. Le questionner n’est pas non plus l’insistance obstinée sur le doute à tout prix. Questionner signifie pour nous : s’exposer au surgissement des choses et de leur loi. Cela signifie : ne pas se fermer à la terreur de ce qui se déchaîne et au trouble de l’obscurité. » Martin Heidegger – Profession de foi des professeurs d’université envers Adolf Hitler, 11 novembre 1933. On reconnaitra dans cette ouverture «  à la terreur de ce qui se déchaîne «  comme une sorte de dyonisisme adapté au monde industriel et à ses opérateurs sans conscience Il s’est éloigné du petit-bourgeois, de ses rots tranquilles, des petits napperons, des rideaux en macramé et de la quiétude dominicale des petites villes de province, pour s’immerger dans l’utopie cinétique de la marchandise, celui qui veut «  le trouble de l’obscurité », et se propose , le bravache, « d’expérimenter les abîmes de l’existence », quand cela est réellement destiné aux autres – le cercle des sous-hommes jetés hors de la sphère du mérite -, comme on sait. C’est une esthétique de la soumission élaborée pour la partie semi-cultivée de l’élite subalterne, qui sert comme un cerveau collectif la phase finale du capitalisme, et qui ne trouve plus de stimulants assez puissants ni dans ses activités parcellaires dont elle ne saisit pas la finalité, ni dans ses loisirs dont elle éprouve le vide circulaire. C’est une révolte sans contenu, qui ne veut rien nommer, qui propose l’élégante désertion de soi-même dans l’infini bavardage métaphysique, qui dix fois se propose de sauter dans le monde avec les armes rouillées de l’authenticité, et débouche sur la fascination froide des bacchanales sanglantes du monde de la marchandise autonomisée, qui, elle, opère « une sélection vraiment rasante ». Cet ersatz de révolte est spécialement destiné à la nomenclatura de l’épouvante organisée : c’est une vérification de la réussite des processus de glaciation du moi auxquels elle s’est soumise pour contrôler la population. C’est dans la mesure où elle-même s’est anéantie qu’elle peut anéantir : « dans le jeu du pouvoir, la vie sert de mise. » C’est aussi un test de loyauté qu’effectuent ceux qui en ont fini avec toute forme de résistance intérieure : ils parlent la langue de l’obéissance. Sous le pathétique industriel de cette idéologie pour mouchard, on n’aperçoit que l’acceptation réitérée du monde tel qu’il est : c’est une condition de participation à ses dernières fêtes. L’heideggerianisme est une sophistique de la tyrannie qui manifeste le désir de cette terreur sans fin, autour de laquelle s’organise désormais la société cybernétique. Cette « idéologie » est une preuve de plus que les capacités à creuser l’esclavage, pour s’y réfugier comme dans une demeure de bon goût, chez certaines créatures humaines, sont presque infinies.

Jean-Paul Floure

Ce texte a été publié en avril 2001

*Editions ALLIA, janvier 2001Une image contenant livre, dessin

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