LA PHASE ULTIME, VARIATIONS SUR LE SUJET DE L’HISTOIRE

 

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« Je dis seulement les raisons pourquoi les peuples modernes qui se croient libres ont des Représentants, et pourquoi les peuples anciens n’en avaient pas. Quoiqu’il en soit, à l’instant qu’un Peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus ».

Jean-Jacques Rousseau

 

 

La « souveraineté populaire » – il nous faut traduire en clair langage l’une de leurs meilleures tromperies – est le nom immortel par lequel se désigne la classe dominante, et sous lequel se camouflent ses fractions les plus éminentes quand elles se livrent à leurs joyeuses querelles sur la répartition du butin arraché à leurs esclaves indolents soit par la force, soit par la ruse, par éloquence ou par toute autre méthode, modernisée ou non pour l’occasion. Rien ne pouvant être fait en dehors de cette dénomination transformée en incantation, c’est jusqu’aux actes les plus atroces, sans parler des plus insignifiants ou des plus inutiles, qui sont couverts par cette réconfortante abomination sémantique qui est un baume aux désespérés et, plus souvent encore, une étonnante consolation pour le nombre. Elle justifie la démocratie des maîtres et lui confère une aura indiscutable auprès de ses esclaves. Elle donne aux différentes actions du gouvernement de leurs maîtres une caution morale qui ne leur manque jamais quand ils consacrent leur hégémonie face au grand nombre dont ils prétendent exécuter les volontés les plus secrètes. A défaut de partager les fruits de leurs opérations de prédation, ils ont au moins la générosité d’en répartir égalitairement les responsabilités, afin que nul ne ressente la cruelle humiliation d’être écarté de la sphère décisionnelle, n’en vienne aux mains pour cette raison ; réclame avec acrimonie sa très modeste part.

Toute privation effective mérite en contrepartie sa compensation aussi ténue soit-elle ; c’est en cela que consiste l’essentiel du contrat social : diviser rationnellement le monde en deux parts, dont l’une est une miette qui satisfait toutes les faims. Posée en équilibre instable sur la Loi des plus forts, les subalternes de la classe dominante dissertent sans fin sur sa répartition dans leurs volumes de galimatias ; dans quelle direction cette miette roule dans leur système d’attraction. Leur principe est de nous dire la misère de leur concept de richesse après nous avoir écrasés sous ses prodiges matériels.

La récente pseudo-pandémie a été l’illustration parfaite et pédagogique de cette « souveraineté populaire », de ses moyens et de ses buts, quand cette domination, fondée sur une souveraineté populaire au périmètre étroit et épuré de ses bouches inutiles, s’est exprimée librement par une série de coups d’Etat, sans emprunter les labyrinthiques médiations et discours émollients de son intelligentsia commise à cette tâche répétitive et malveillante. Si cette classe dissimule, la plupart du temps, ses fourberies sous diverses et plaisantes dénominations : demande sociale, demande de la nation, vulgaires déclinaisons de la mystification primordiale, sa médiation politique tend à alourdir cette fameuse « souveraineté populaire » de considérations inutiles et de procédés dilatoires quand elle est convoquée à ce travail de parasite. Elle remet toujours aux calendes grecques ce qui doit être réalisé sans délai, parce qu’essentiel à la survie de la souveraineté populaire c’est-à-dire des possesseurs d’esclaves modernes – cf. la réforme des retraites et la mainmise sur le salaire différé des esclaves par un bouquet d’entreprises multinationales soigneusement choisies dans l’aire occidentale de la société cybernétique. Certains raisonneurs ont pu dire, à cette occasion, qu’à l’instant où cette réforme a été admise, la preuve ayant été de nouveau faite, il n’y avait plus de corps politique mais seulement « agrégation mécanique par soumission à une force » qui interdit qu’on la nomme ; on hésite quelquefois entre tyrannie et despotisme, mais finalement les assujettis ont préféré se rassurer en la croyant toujours démocratique par certains côtés de son mythe.

Disons-le crûment et sans ménagements : il n’y pas d’autre souveraineté populaire que celle des maîtres et là où elle se forme, ce ne peut être que celle des maîtres avec ou sans esclaves. Les autres, pour notre malheur, le grand nombre, ce sont les « robots » : les esclaves ou les éléments. Ils ne sont pas toujours hostiles à la souveraineté populaire que constituent, à la vue de tous et spectaculairement, leurs maîtres. Ils ont même une tendance à s’y identifier abusivement. Ils se prennent à croire, parfois, qu’ils sont eux-mêmes cette fameuse chose dont ils ont entendu parler par ouï-dire et par des témoins prétendument fiables, à quarante sous. Ceux-ci ont la prétention de leur conter les hauts faits de l’élément et de ses droits imprescriptibles et inaliénables, qui n’existent que pour être violés. L’existence de ces droits n’ayant jamais pu être prouvée autrement que par cette méthode devenue un instrument usuel du pouvoir dans la société cybernétique, puisque s’étendant pédagogiquement des adultes jusqu’aux enfants à qui l’on apprend, par ce moyen scientifiquement codé, d’une brutalité presque exagérée si l’on en croit les nouveaux protecteurs de l’enfance, l’art tout en nuances du gouvernement par contrat ; et le froid escamotage de la liberté que ce contrat implique par principe depuis ses commencements.

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Le grand nombre des éléments, qui n’est pas un déterminant décisif et ne le devient que par tromperies et calculs, les accable par sa profusion, et ne constitue en aucun cas une souveraineté de quelque nature que ce soit mais est, tout au plus, une collection d’esclaves, une classe d’objets distribués hiérarchiquement selon les fonctions qu’ils occupent dans la production ou l’entretien de la méga-machine cybernétique. Leur nombre est bien la dernière chose qui puisse les constituer en souverain de quoi que ce soit.

On dit quelquefois le peuple des esclaves, mais c’est une triste plaisanterie, une vulgaire flatterie et un abus. On ne devient un peuple exerçant sa souveraineté qu’en cessant d’être des esclaves, ce qui jusqu’à présent n’a été possible, pour de multiples raisons parfaitement documentées, que pour les bourgeois, les bureaucrates et les logiciens et, deuxièmement, quand l’ensemble des hommes accepte de faire, sans délégation, ce qui doit être fait : ce sont ses jours heureux, car il le fait lui-même, et il sait ce qu’il fait avec les moyens qu’il se donne, aussi imparfaits que ceux-ci paraissent aux manches qui n’ont jamais rien aiguisé de leur vie. Mais, à chaque fois, le peu d’usage qu’il a fait de sa liberté a justifié qu’il la perde et, paradoxalement, la liberté résiduelle qu’il a conservée par miracle n’a servi que d’appui aux grandissements de sa servitude. Il a entériné tous les contrats qui faisaient de sa masse en croissance exponentielle une addition d’isolats manipulables et recomposables, sur lesquels ont crû, sans proportion, la puissance et la volonté des Etats.

Quand les esclaves veulent devenir le souverain, ils doivent commencer par supprimer leurs maîtres, ce qui est considéré comme un crime et une malédiction par l’ensemble des forces composant la société cybernétique ; car qui gouvernera avec autant de bonheur le désastre et les esclaves, si le peuple des maîtres avec esclaves venait à se dissoudre ?

Chaque élément de cette collection d’esclaves, que l’on déguise en « peuple souverain » à l’aide de fictions colorées, reçoit un chiffre dès son plus jeune âge, puis est affecté, le plus tôt possible, à un travail abrutissant d’une grande simplicité technique. Il l’apprend souvent en quelques mois, après des études qui ont volontairement traîné en longueur et ne lui ont pas même appris à écrire ou parler correctement sa langue natale, ou celle qui est supposée l’être, et à fortiori dans aucune autre, sinon dans l’un des basilectes bureaucratico-marchands en cours à partir duquel lui sont crachés les ordres rudimentaires qu’il reçoit et qu’il exécute le plus souvent sans en avoir une claire compréhension. Personne ne tient vraiment à ce qu’il sache sa langue, ni même qu’il devienne méchant comme ses maîtres en parlant comme un serpent, avec un certain degré de ruse et d’éloquence : lui-même encore moins que ses maîtres. Le moindre degré de compétence en cette détestable matière inspire la plus justifiée des méfiances.

 Les parents de l’élément qui l’ont envoyé paître dans les instituts de disqualification cognitive gérés en grande partie par l’Etat, qui se battent sans succès avec leur propre ignorance et font ce qu’il faut, le moment venu, pour se débarrasser de leurs encombrants rejetons ainsi que nous le savons, sont eux-mêmes incapables de remédier à ce triste état de fait. Ils ont même tendance à l’accepter – pour le bien de leur progéniture, font-ils semblant de croire, alors qu’ils la livrent, sans remords et sans défense, à la méga-machine qui transforme chaque exemplaire de cette progéniture en une sorte de fripon besogneux et endormi, rusé comme une savate, à l’image de ses contemporains. Après s’être eux-mêmes aliénés, il leur faut aliéner leurs enfants pour constituer ce fameux cercle de fer de la sujétion dans lequel personne ne songe à reprocher à l’autre ce que lui-même vient de commettre, ce qui définit parfaitement la liberté des modernes et, par la suite, un grand nombre de ses conventions tacites. Non pas que cela soit d’une grande nouveauté dans son principe, mais plutôt que ce principe, désormais unanimement accepté en dehors de quelques exceptions destinées à meubler un zoo de province pour l’agrément des autorités préfectorales, constitue le socle indépassable de la liberté tel que l’entendent nos contemporains ; qui ne voient pas ce qui leur reste à conquérir pour l’améliorer puisqu’ils n’ont plus rien et l’ont déjà partagé en parts égales avec enthousiasme. Le plus souvent ils ne désirent la liberté que pour se donner des maîtres ; et si, parfois, cette liberté leur est accordée, avec une parcimonie étudiée et selon des techniques éprouvées, c’est parce qu’ils aspirent à devenir des esclaves contre-nature, après avoir été des esclaves par nature à force de fuir la misère ou ce qui avait réputation de l’être pour des consciences sans malice. L’art de produire des monstres en série n’est qu’une part, à peine remarquable, de l’art de gouverner l’élémentariat.

L’élément, marqué comme un animal de troupeau, est mené comme un objet de sa naissance à sa mort. Il ne doit manifester aucun signe d’indocilité, de caractère ou d’habileté. On a pu dire, par plaisanterie, que les compétences spéciales de la classe dominante ne sont constituées que de la somme des incompétences particulières qu’elle a su susciter et choisir, afin de les mener à l’endroit exact où elle espérait obtenir un résultat conforme à ses espérances ; et celui-ci ne pouvait être autre que celui qu’il nous est donné d’aimer par force ou par persuasion.

Le grand nombre des éléments leur est comme un rempart qui les protège de la liberté et constitue l’enclos où ils viennent s’user les uns sur les autres dans d’infinies palabres théologiques sur la qualité de cette liberté, sur sa nécessité et sur ses limites, sur ses excès, sur son organisation et son administration ; et, finalement par ces débats, où se renforce l’amour de leur condition, les offre cuits à souhait à la consommation de leurs maîtres, quels que soient les atours sous lesquels ceux-ci se présentent. C’est sans surprise que nous devons admettre que la plupart des institutions consacrent ce fait terrible : la prison du nombre. Elles ne veillent qu’à le renforcer en permanence et par tous les moyens possibles.

Dans les cas contraires, une tentative d’évasion ou un simple refus d’intégrer l’une des divisions de ce nombre, toujours désignés comme des actes de rébellion – ce genre d’indigne conspiration ne se présente aujourd’hui qu’assez rarement et consterne même les nouveaux révolutionnaires par les risques de désordres incontrôlés qu’elle implique, alors que ces suisses défendent la liberté du souverain –, l’élément est alors discrètement retiré du jeu sous des motifs fallacieux afin de le protéger de lui-même. Ils vont du peu vraisemblable à l’incroyable. Quelquefois, même si les motifs sont totalement faux, ils ne sont pas exposés publiquement et ne doivent jamais l’être. Personne, sinon quelques misérables insolents, vite sanctionnés par le mépris dans lequel ils sont tenus par l’ensemble des esclaves, ne songe à en demander la parution, ni même les raisons de leur non-parution. Ces motifs ont une caractéristique : ils sont crus aussitôt sans qu’il soit besoin de les démontrer.

Ces cas contraires, à chaque fois qu’ils se présentent, sont jugés scandaleux car ils ont une tendance à entamer le crédit que la souveraineté populaire et ses institutions publiques ou cachées estiment mériter : elles ne doivent jamais s’exposer aux yeux des esclaves en leur dévoilant les arcanes de la domination. Et si un tel récit venait à être publié malencontreusement, il serait jugé compromettant par ses auditeurs, ne fût-ce que parce qu’ils l’entendent alors qu’ils ne cherchaient pas à l’écouter ou à en tirer une quelconque leçon sur la manière dont ils sont gouvernés. Ils sont en droit, estiment-ils avec prudence, de ne rien vouloir savoir des actes de la domination ; ils préféreraient se couper les oreilles ou se crever les yeux, plutôt que d’être possesseurs d’un tel savoir. Ils mesurent le danger d’une telle possession avec un évident degré de sagesse. Connaissance qui les pousse parfois à des mouvements dommageables pour la tranquillité publique et, en retour, pour leur santé, ainsi qu’il vient d’être démontré récemment. Mais la trop longue habitude de leur servage et les risques encourus à s’opposer frontalement à la souveraineté populaire, font qu’ils préfèrent les intermédiaires qu’on leur a choisis et les quelques explications falsifiées des mystères de la domination qui leur sont fournies – le lot avarié des derniers scandales programmés et montés sur des canevas d’une morne originalité.

Dans une telle société, on se met plus facilement à la place du chasseur et de ses raisons que du chassé et de sa prétendue folie, ou de ce qui paraît comme telle aux yeux de tous. Le premier qui bouge dans cette société a évidemment les traits caractéristiques de la paranoïa : cet élément déviant croit, indûment bien sûr, qu’à seule fin de l’exploiter, tout a été reconstruit – jusqu’à ses perceptions. C’est sa légende et à seule fin de rappeler l’élément à de plus justes considérations sur le monde qui l’entoure, des révolutionnaires garantis ont été créés ad-hoc, munis d’honorables brevets. Certains d’entre eux ont relancé le métier d’accusateur public et ont redéfini, avec un talent évident, le nouvel ennemi intérieur (cf. Serge Quadruppani, le néo-virologue négationniste). 

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En revanche dans la société cybernétique, chaque esclave doit effectuer un stage accompagné sous la forme d’un apparent retrait hors d’une sphère productive, qui échappe pour le moment à sa véritable définition puisqu’elle semble avoir un centre partout et de périphérie nulle part ; et parce que l’intelligentsia cybernétique en charge de l’ensemble des explications n’en a toujours pas reconnu formellement l’existence sinon quelques aspects latéraux de cette accumulation tertiaire auxquels elle contribue de grand cœur, et qu’elle définira de bricole jusqu’à sa disparition programmée (cf. la colonisation de la psyché humaine en voie d’achèvement et polarisée par la construction rapide de structures de contrôle et d’extraction passionnelle qui composent l’une des bases de cette accumulation tertiaire).

Cet apparent retrait est un complément essentiel du travail, qui s’est transformé progressivement, pour un large fraction des esclaves, en seul travail possible, peut-être même le dernier qu’il leur sera loisible d’accomplir pour conserver leur monde. Ce moment sans véritable nom n’est jamais connu comme un véritable travail, mais tout au plus comme une regrettable nécessité technique et, au mieux, une transition existentielle qui emmène chaque esclave, par degrés successifs, à saisir, d’une manière presque intuitive, dans quel genre de société il est destiné à fonctionner, avec une pente narcissique prononcée puisqu’il est dans l’obligation de ressembler à tous les autres, à en partager les diverses compulsions. C’est une partie du travail qu’il doit accomplir, et ceux qui le gouvernent lui en font sentir l’impérieuse nécessité économique pour maintenir le flux en avalanche de la réification généralisée, cette clef de voûte du collectivisme cybernétique. L’élément retenu dans ce stage de formation, pour un temps indéfini et selon ses capacités, à des fins de dressage, sera dans l’obligation de rejoindre, par la suite son affectation que ce temps manipulé par l’horloge marchande lui aura appris à désirer et à chérir – c’est une grâce qu’on lui fait spécialement – plus que la charité régulée et parcimonieuse de l’Etat ou de ses pseudopodes ou faux-nez associatifs. Ce temps de formation à toutes les obéissances induites par la société cybernétique, ce bannissement codifié par les nouvelles lois sur le travail, temps de loisirs obligatoires meccano-centrés que chaque esclave gagne dans une sorte de loterie ou goûte par rotation est nommé assez généralement : chômage. Il y a de nombreuses théories au sujet de cet exercice d’assouplissement qui n’est jamais désigné comme une formation disciplinaire basée sur l’emploi calibré et indispensable de plusieurs restrictions complémentaires. Ces théories s’élèvent, par degrés insensibles, de celles qui sont totalement fausses à celles qui sont d’une cauteleuse inexactitude, purement universitaire. Dans le jargon des maîtres, qui manipulent ce volant de restrictions ou ce confinement de base, elles se déploient sur un arc de cercle qui va du « conjoncturel au structurel ». Elles sont toutes crues intensément, par intérêt, par passion, par lassitude ou par désespoir.

La simple sensation pour l’élément de se savoir dispensable le rend disponible pour toutes les explications et conséquemment pour toutes les contorsions idéologiques possibles : la survie de la méga-machine n’est possible que s’il consent au sacrifice permanent de sa négligeable existence ; l’élément doit rester gouvernable à perpétuité par de simples procédés et cela jusque dans son sommeil. On le lui claironne en permanence et sur tous les tons, jusque dans ses refus prévisibles. Cela explique son zèle permanent à ne pas vouloir sombrer dans de regrettables hérésies qui lui barreraient l’accès aux plaisirs incommensurables qui lui sont offerts en compensation de sa servitude. Aucune force au monde ne fera de lui un paranoïaque, mais plutôt un lecteur de Piketti c’est-à-dire un travailleur investi et attentif à ses maîtres.

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Les seules joutes, verbales et totalement symboliques bien sûr, admises entre les éléments et les représentants de leur soumission qui leur sont choisis par leurs propriétaires, ne visent qu’à porter des améliorations à la méga-machine cybernétique ou à révéler ses zones de fragilité. Les rares révoltes, quand elles ont lieu, consistent à réclamer la réalisation des promesses de la méga-machine que celle-ci leur a faites lors de sa construction. Elle n’a jamais eu l’intention de les tenir, ces promesses prodigieuses. Elle ne le peut pas. Elle ne le pourra jamais. Elle n’a évidemment pas été construite, ni ne fonctionne dans ce but incroyable.

Un nombre significatif et toujours grandissant de supplétifs a été mis en place pour garantir que les revendications de l’élémentariat ne débordent jamais (a) du cadre qui leur a été assigné, secrètement au début de la construction de la méga-machine et publiquement aujourd’hui, (b) qu’elles ne soient jamais exprimées dans un langage qui n’ait pas été préalablement purifié, corrigé de ses plus grossiers aspects, et (c) finalement elles doivent devenir de vagues doléances toujours déçues, ou de pauvres pétitions par lesquelles les mécontents se dénoncent d’eux-mêmes aux autorités comme s’ils avaient commis de véritables actes de rébellion, à l’instigation de subalternes dont la profession est de recueillir les gouttes de cet élixir de rébellion afin de la fumerExtinction Rébellion. Là où les pétitions sont impossibles à établir, c’est l’Etat lui-même qui dresse les listes de revendications possibles, pour se perfectionner, par l’intermédiaire des agents de sa défense en profondeur. Il ne manque jamais d’en signaler les coûts exorbitants et d’en réclamer rapidement le remboursement aux surveillés en dette perpétuelle ; la taxe surgissant fréquemment dans les zones de frictions afin d’apaiser les brûlures engendrées.

« Retenez-moi ou je vais faire un malheur » est finalement la devise de chaque protestation millimétrique et ne dépasse que très rarement ce stade où tout est formalisé à l’extrême par le clergé de la machine, jusqu’au nombre de saucisses par sandwichs jetés syndicalement sur les participants ou de grenades balancées sur les coureurs à pieds pour les rabattre sous le dôme toxique, pour le délassement de la classe oisive : rien ne justifiant ces plaisirs abondamment filmés, sinon le goût des jeux et celui du meurtre qui tend à se développer parmi les troupes de sécurité  ; et encore mieux encadré qu’à Rome ; à l’abri des lois. Par un tacite accord entre les participants, le meurtre ou l’assassinat, ou toute autre forme de sacrifice rituel souvent filmé est strictement réservé aux Régulateurs. Nous sommes face à une liturgie – « le service du peuple » selon son étymologie que des subalternes presque sincères définissent comme « un climat insurrectionnel », afin de rendre attrayant les quelques trucs, tours de passe-passe et farces sans imagination des psychotechniciens du pseudo-refus lors des diverses remises en ordre ou nasses nécessaires opérées par les structures de contrôle lors des différents réglages du consensus social. Face aux véritables coups qu’ils prennent, les éléments répondent en démolissant leurs batteries de cuisine, en effectuant une marche blanche, en partant élever des salades variées et de tous genres  dans une sous-préfecture anti-viriliste : l’un des thèmes favoris de l’ensemble des journaleux de gauche quand ils nous dessinent leur indispensable mouton d’avant-garde – leur peluche asexuée.

On a également remarqué que l’usage de la force dans la société cybernétique semble n’avoir aucune limite et s’accroît de manière disproportionnée en regard des véritables contestations qu’elle est amenée à affronter de loin en loin. Moins les éléments attaquent le pouvoir comme il mériterait de l’être – on fait très attention à ce qu’ils n’en aient jamais les moyens, mais l’illusion, sauf cas très exceptionnels et très sévèrement sanctionnés – plus la société cybernétique se défend violemment et utilise l’ensemble des moyens qu’elle a créés dans ce but jusqu’à renverser la pauvre violence symbolique des esclaves en une authentique violence légitimant sa violence réelle. Celle-ci n’est pourtant que la norme visible et appliquée depuis des lustres, et que les intellectuels organiques de la société cybernétique font mine de redécouvrir tous les cinq ou dix ans, eux qui rêvent à des batailles de tartes à la crème dans leurs impasses.

Nous avons dit que la méga-machine ne pouvait pas tenir ses promesses, mais il nous faut tempérer cette affirmation par celle-ci : que même si elle le pouvait, elle ne le ferait pas par principe car, dans ce cas, elle violerait une règle intangible de son fonctionnement et mettrait en danger jusqu’à son existence et celle de la classe dominante c’est-à-dire de la souveraineté populaire. Les seules concessions possibles ne portent jamais que sur des détails, toujours au profit du peuple des maîtres, parmi lesquels les éléments ne comptent aucun partisan, sinon des manipulateurs intéressés, complices momentanés et prêts à filer à la première occasion du côté des puissants. Ces concessions ne sont pas toujours bien comprises : ce sont des chausse-trappes qui se font apprécier avec un certain délai. On n’en saisit pas aussitôt les subtilités qu’elles contiennent et personne ne cherche à les comprendre, hormis ceux qui les présentent comme de triomphales victoires arrachées à un ennemi devenu exceptionnellement friable sous leurs petites poussées.

Certes, de temps en temps, les éléments mettent le feu à une sous-préfecture ou à une agence bancaire, mais ils ne s’en remettent pas moins au système et à ses représentants pour obtenir une amélioration de leurs revendications.

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Les éléments ne sont pas une nation et ne pourront jamais l’être. Tout l’empêche désormais. Et s’ils l’ont été, ce ne fut que pour être massacrés par masses entières, dans l’enthousiasme général ; la morosité patriotique ne surgissant que par la suite, n’entraînant que rarement d’utiles séditions, souvent réprimées dans le sang quand elles eurent lieu.

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Les éléments n’ont pas d’opinions mais seulement des croyances : incontestables et vertueuses. Elles sont nécessaires et essentielles au fonctionnement de la société cybernétique. Elles ne sont que très rarement mises en doute. Et si quelques éléments, débridés pour l’occasion, leur font passer un examen critique, c’est pour s’étonner de l’existence de ces fables merveilleuses et, par la suite, les apprécier sans mesure ; tant elles leurs paraissent rationnelles, bien construites dans le ciel, mais trop mal réalisées sur terre par leurs concepteurs. Dire le contraire à leur sujet, faire montre d’’incrédulité, d’ironie ou d’humour sardonique ou ce qui leur ressemble de loin, est le plus souvent considéré comme un signe de traîtrise et de désobéissance et, en un mot, le début d’une conspiration selon les subalternes, quand ceux-ci mettent leur imagination en branle au service des actes de la force publique. S’il est une chose dont nous pouvons être certains, c’est que le refus, dans ce type de société, est considéré comme un évident signe de déséquilibre mental : il faut être fou pour s’opposer à ce qui existe.

Une forme de désapprobation standardisée, garantie et autorisée par les institutions de l’esclavage est tolérée, sinon régulièrement provoquée en obéissant au modèle contraignant du pseudo-événement, dont il est dangereux de s’écarter (cf. Daniel BOORSTIN en donne les principales caractéristiques dans L’IMAGE ). Cette opposition intégrée est encouragée ouvertement et correctement récompensée chez une partie des subalternes. Elle est considérée comme un élément formateur dans leur carrière idéologique : durcir certains points de l’orthodoxie cybernétique, faire disparaître les voix réellement discordantes, anéantir les divergences possibles, aplanir et apaiser les passions, tels sont, en grande partie, les buts de cette parodie d’opposition. Elle calme les impatiences molles éternellement satisfaites par des procédés dilatoires dont le clou attendu est le passage télévisuel où un loufoque, surgi de nulle part, c’est-à-dire du système lui-même, vient déconner. Elle est l’autre face de la pensée opérationnelle. Elle lui est faussement opposée et se range finalement toujours du bon côté, auquel elle a toujours appartenu. Elle est celle que l’on ne remarque pas. Ses défaites sont prévues et admises comme allant de soi. Ses arguments sont inconsistants et crachotés par des suppliants (cf. Ruffin et autres escrocs de même gabarit dans la production de cet armement binaire). Elle ne doit contenir aucune trace d’intentionnalité reconnaissable et les objectifs, quoique décelables, sont niés avec humour : « baisser l’étau de l’impôt ou baisser les taux de l’impôt ».

Tous les énoncés de la critique auto-limitée commencent et finissent de la sorte : « certes ce n’est pas un complot ». Il est impossible de soupçonner les auteurs de cette phrase de vouloir mettre le monde en péril. On oublie souvent que les propriétaires de la critique auto-limitée sont eux-mêmes des salariés et certains sont des fonctionnaires, ou envisagent de le devenir après avoir fait des études supérieures d’anti-complotisme. Ils s’appuient, pour en diffuser les thèmes ordinaires, sur les neveux du système. Pris fréquemment par les charmes de leur propre embellissement, ces Kim sont quelquefois des allocataires à vie. On leur évite souvent de travailler, car ils en mesurent mieux que le reste du monde les inconvénients, et finalement le peu de profit à en tirer. En fin de compte, cette désapprobation officielle mesurée lentement avec un dé à coudre pendant le naufrage, provient de la méga-machine comme sa subjectivité même, exprimée en tant que possibilité, toujours reportée, de déviance de sa trajectoire. Mais si les calculs – car on doit tenir pour des calculs un nombre significatif de pseudo-refus – sont refaits à dates régulières, ce n’est que pour confirmer les décisions initiales des constructeurs et des dirigeants de la société cybernétique. Elles doivent être présentées à la masse sous de nouveaux atours ; le vocabulaire de présentation est parfois renouvelé entièrement, sans que la clef du chiffre ne soit pour autant donnée, ni même recherchée.

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On n’apprend rien aux éléments, et ils s’endorment rapidement les rares fois où ils ont l’occasion d’apprendre quelque chose. Il y a presque un siècle, Kafka avait déjà décrit ce phénomène qui paraissait à l’époque presque nouveau et qui n’était pas ou peu corrélé avec les progrès de l’instruction, la lecture de la presse, l’arrivée massive des machines, la taylorisation de la survie…

Les éléments n’ont plus de traditions, et les coutumes leur paraissent pesantes. Ils ne veulent pas savoir qu’il y a eu des hommes avant eux. Ils ne se souviennent plus de ce dont ils ont été privés, ou ne le veulent pas, et le présent ne leur apparaît pas comme une privation augmentée. Tendus vers le futur, ils l’apprécient déjà pour ce qu’il leur apportera en cette matière.

La famille honnie n’existe plus, sauf une sorte de cellule techniquement suréquipée où les ennemis qui l’ont fondée se tournent autour d’un air querelleur et suspicieux. Le couple formaté sur l’opposition, attendue et entretenue méticuleusement, entre les deux sexes est une plaisanterie bureaucratique sur laquelle s’appuie la consommation des marchandises et la progression vers le travailleur totalement libre, stérilisé de toute détermination pouvant empêcher le fonctionnement de la méga-machine et de son classeur à l’alphabet barbare.

L’amitié, à l’instar de l’ensemble des rapports sociaux, a dégénéré en logique relationnelle, résidu attendu et voulu du contrat social. Elle ressemble furieusement aux liens qui autrefois régnaient entre militants dans les partis politiques. C’est un mélange bien dosé de surveillance suave, de fausse bonhomie et de calculs intéressés. Chacun est évalué, à la fois sur des critères, soigneusement tenus secrets, qui changent de semaine en semaine, selon les appétits des dirigeants, et sur ses qualités exploitables. Elles tendent à s’étioler rapidement dans un milieu porté à toutes les médiocrités par tous les pauvres types utiles qui s’y sont assemblés afin de se tenir au chaud pendant la reconstruction de la réalité selon leurs désirs. Les partis politiques, de première forme, en se décomposant, ont laissé derrière eux, comme une empreinte durable de leur passage, ces miasmes relationnels. C’est une partie du socle de la logique relationnelle. L’ensemble de la vie s’étant désintégrée en travail, il est désormais fréquent de rencontrer des éléments qui travaillent sur eux-mêmes et le proclament avec fierté. Mortifiés à l’idée qu’on puisse les soupçonner de se livrer à la flânerie, ils préfèrent gratter leur âme jusqu’au sang afin qu’elle résonne à l’unisson du processus de réification généralisée dans lequel ils sont engagés.

Le militant peut s’enorgueillir d’avoir été le premier élément et d’en avoir développé les lamentables et notoires caractéristiques jusqu’à leur paroxysme (cf. Arthur Koestler, HIEROGLYPHES). La marchandise a fait le reste en l’accompagnant dans sa quête de la servitude, en se saisissant de l’ensemble des rapports sociaux pour les reconstruire en fonction de son extraordinaire agora où tout ce qui atteint l’un n’est jamais ressenti par l’autre, ne peut jamais l’être – a été privé radicalement de ses moyens d’expression.

L’élément, ce somnambule satellisé autour de la machine à gloire, se manifeste, avant tout, comme un militant de la société cybernétique. Il en partage les aspirations. Il en admet les buts et, plus que tout, les moyens, sur lesquels il ne voit rien à redire ; aucun ne lui paraissant outrancier pour atteindre le but fixé. On ne lui en parle que vaguement et toujours sur un ton résolument dramatique (cf. le réchauffement climatique et les diverses idéologies prospectives de la privation). S’il est prêt à les admettre partout ailleurs que chez lui, cet enfant de chœur a quelquefois une certaine difficulté à accepter que cela puisse l’atteindre. Il s’en plaint, mais d’une manière mesurée : toute une littérature sentimentale et pourrissante a fleuri, par exemple, sur la décomposition des liens sociaux et l’impossibilité de toute communauté entre esclaves, alors que l’élément avait souscrit aux promesses de la marchandise qui voulaient le délier de tout – quand il était un trou du cul festif, avant d’être injecté et infecté.

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Les éléments n’ont pas d’art digne de ce nom : une littérature, une musique, un théâtre… Ce qui leur tient lieu d’art, c’est la propagande qu’ils subissent patiemment, quotidiennement, sous toutes ses formes et partout, avec délectation. Comment pourrait-il en être autrement ? Beaucoup d’entre eux sont délégués à sa production, à sa diffusion, à l’entretien des supports techniques qui autorisent sa progression impériale, son invraisemblable centralisation et développement mercantile.

La propagande forme le centre de toute activité intellectuelle réelle sous le despotisme cybernétique, tout lui est soumis sans nuance : les sciences, la médecine en sont même devenues des supports et des vecteurs impeccables quand il ne s’agit plus de soigner les éléments mais de les guérir de leurs affections psychiques. La littérature, le cinéma, la musique ou ce qui en a relevé légalement le nom, entièrement dévoués aux thèmes de la propagande, ressemblent à une zone d’abattage de l’imaginaire et celui-ci est réduit à se recroqueviller sous les tirs croisés des nouveaux poètes de la normalisation esthétique et de la censure. La matraque, et ses multiples déclinaisons, est le seul thème poétique vraiment abordé avec talent, toujours traité avec maîtrise par ceux qui ont reçu la science au dépôt, et en ont fait un agrément au milieu de l’incendie. Ils en tirent des accords inédits.

Aux éléments, la propagande leur est une drogue puissante dont ils ne peuvent pas se passer sans accomplir des efforts herculéens. Ils la recherchent en permanence alors qu’elle est présente partout. Ils la consomment à toute heure du jour et de la nuit, en groupe ou solitairement et sous toutes ses formes : les plus envahissantes et les plus bruyantes sont celles qu’ils préfèrent. Ils s’en font les vecteurs complaisants en se branchant, pour les répéter comme des haut-parleurs, sur les différentes machines qui la diffusent en permanence. Les éléments sont perméables à toutes ses affirmations, les défendent comme leurs propres productions et les agrémentent de leurs fantasmes quand ces affirmations sans preuves leur paraissent dignes d’être complétées. Ils se réunissent en petites compagnies surveillées et surveillantes pour en parler pendant des heures sans jamais arriver à une seule conclusion sur quoi que ce soit : sur leur exploitation, par exemple – le sont-ils vraiment, exploités? Question lancinante, jamais réellement résolue, dans un sens ou dans l’autre ; il y a tant de faits contradictoires à prendre en compte que même une machine s’y perdrait, à vouloir résoudre cet épineux problème – , sur l’existence d’une classe dominante – existe-t-elle vraiment ou n’est-ce qu’une confortable légende élaborée par des complotistes ? – , sur ses pratiques – quelles sont-elles ?

Il est vrai, si l’on consulte les derniers bréviaires gouvernementaux, que chaque élément est tenu d’être informé afin de parfaire ses connaissances les plus extraordinaires sur rien et d’en faire aussitôt profiter tous les autres éléments ou de les surveiller dans leurs écarts par rapport à la ligne prédéfinie par les autorités du ministère de la Vérité et celles de ses nombreuses agences  périphériques. L’ignorance satisfaite des uns ne trouvant de limites que dans celle de tous les autres. Plus celle-ci augmente et plus le monde paraît aux éléments un dédale sans signification précise, mais ils sont prêts à dénoncer ceux qui sortent du parc et à souhaiter, en contrepartie, la bienvenue aux extra-terrestres qui songent à le visiter.

Les éléments sont enclins à croire qu’ils vivent en Absurdie, parce que des médiatiques le leur ont dit, et qu’il n’y a pas, aux alentours, d’autre pays que celui-là ; personne ne s’étant résolu à en chercher un qui vaille la peine qu’on y vive. Aussi sont-ils encouragés par leurs maîtres à réclamer sans cesse le retour à l’ordre, là où le chaos marchand est le seul ordre possible, le seul qui existe réellement et celui à quoi tout est soumis ; finalement, il est devenu le seul ordre que l’élément désire vraiment. Ne disposant d’aucun point de comparaison pour être juge en cette matière, l’élément l’assimile à sa liberté et croit que chaque désordre annonce une aube nouvelle, et par là-même accepte, en s’y joignant, de se rendre odieux à tous les autres qui suivent le même chemin que lui.

La propagande est l’autre nom de la censure, ce soutien indéfectible du secret et de l’information. Les maîtres de cette société désignent par le mot « information » ce que l’élément est autorisé à savoir afin qu’il ne glisse pas totalement dans un irréalisme qui le rendrait inexploitable.

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Les langues que parlent les éléments sont corrompues de mille manières. D’ailleurs les éléments n’ont besoin que d’une forme simplifiée de langue pour réciter à leur tour la fable médiatique, pour prêcher le mensonge qu’ils viennent d’entendre, pour communiquer entre eux sous des formes basiques, pour comprendre les ordres qui leur sont donnés ou pour les répercuter à leur tour. Ce qu’ils ont pu retenir du flot empoisonné de l’information : ce sont avant tout des structures linguistiques prégnantes et appauvries, des tics verbaux, des schémas de pensées allégées ; on les leur dit ; on les leur imprime ; on les leur chante. Ils les répètent. Ce sont d’immondes berceuses qui accompagnent les éléments partout, jusque dans leurs rêves. Le reste, ils l’oublient vite parce qu’il ne mérite pas d’être retenu. Ils ne le connaissent pas non plus, car il ne peut pas leur être transmis sous ces formes schématiques.

Au bout de quelques semaines, il est presque impossible aux éléments de se remémorer un seul évènement réel pour autant qu’un seul soit parvenu à leur conscience. Tout ce qu’ils ont entendu ou vu se confond dans un indescriptible magma : dame ruisseau et ses tartines, Nicolas Clemenceau et Edmond Rousseau sont contemporains, on confond un vaccin et une injection, la couleur rouge et la température relevée au ras du bitume pour l’usage exclusif de ceux qui rampent… Ce qui oblige, conséquence directe de ce processus, à refaire en permanence les définitions des dictionnaires afin qu’elles suivent et correspondent à ce mouvement de dissolution général : la liberté c’est l’esclavage.

Les éléments ne retiennent qu’avec grand peine les coups qu’ils prennent, pour autant qu’ils les identifient pour tels. Être un élément, c’est être insulté en permanence et ne plus vouloir ou pouvoir s’en passer. D’ailleurs l’élément pardonne facilement. Il n’est pas rancunier pour un sou : s’il a refusé de payer un euro vingt son carburant c’est parce qu’il avait la possibilité de le payer le double et il tenait à le faire savoir énergiquement aux modérés qui le gouvernent, en allant jusqu’au bord de l’émeute. Et il lui suffit, une fois, que Zopire Onfray dise que deux et deux égalent quatre, pour qu’il oublie que cet agent de propagande s’est placé d’entrée de jeu au service de l’oligarchie pendant la pseudo-pandémie.

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Les éléments n’ont pas de passé, quoiqu’étant eux-mêmes le résultat du capitalisme dans sa phase terminale – il lui fallait bien inventer et construire la machine célibataire techno-polarisée capable de vivre au centre de son désert.

 Les éléments semblent n’avoir jamais vécu et n’ont qu’une seule crainte : c’est que cela puisse changer. Ils ont peu de souvenirs véridiques, qui leur appartiennent en propre ; et ceux dont ils se souviennent sont problématiques puisqu’ils viennent de la sphère médiatique. Elle les calibre en fonction de leurs destinataires. Ce sont les seuls souvenirs autorisés et on les retrouve d’un élément à l’autre. On ne peut pas, non plus, compter sur le témoignage de l’élément. C’est parce qu’il ne se trompe jamais qu’il en change souvent, au gré des circonstances, selon des intérêts qu’il croit servir loyalement. Mais, plus généralement, il préfère ne rien voir et attend sagement les consignes du Château.

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Les éléments oublient rapidement leur expérience concrète de la servitude. A leurs yeux, celle-ci n’a évidemment aucune valeur et, effectivement, elle n’en a aucune ; elle est similaire à celle de tous les autres éléments et ne mérite pas, à leur avis, qu’on s’y arrête un instant pour l’examiner. Aucune leçon significative ne peut être tirée et, bien sûr, ne doit l’être, de la part d’une chose qui se répète à des millions d’exemplaires et ne possède aucune qualité intrinsèque. Les éléments le savent, mais la possibilité que cette répétition incolore puisse s’arrêter les inquiète au plus haut point. Leurs maîtres matois ont une connaissance précise de ce fait si particulier qui, quoique les servant utilement, les empêche plus qu’il ne les réjouit. Il les met dans l’obligation de mobiliser de coûteux moyens de contrôle afin de prévenir les effets qu’un arrêt temporaire ou un ralentissement durable de la méga-machine risquerait d’entraîner. Auparavant on se révoltait parce qu’on était enchaîné, aujourd’hui c’est parce qu’on risque d’être privé de ses chaînes.

Il faut noter aussi que l’indignation est devenue une profession recherchée bien que réduite aujourd’hui à de pures gesticulations sans contenu et sans retenue. On trouve des indignés de tous les sexes, qui se sont multipliés comme des petits pains, dans tous les secteurs de la société cybernétique. Dans la société cybernétique, on s’indigne comme on rote. Cela n’a pas plus d’importance et n’a pas davantage de signification que d’aller là-bas avec ses chaînes et d’en revenir aussitôt chargé de nouvelles qui paraissent légères à porter.

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La comparaison écrase les éléments quand ils considèrent ce qu’on leur montre et ce qu’ils sont réellement et qu’ils préfèrent oublier à seule fin de ne pas se trouver dans l’immédiate obligation de se venger d’un tel affront. L’ensemble de ce qu’ils consomment avec leurs yeux contribue à la dévalorisation concrète de toute expérience possible jusque dans les rares domaines où ils ont un accès restreint. Les quelques compétences que très peu d’entre eux ont réussi à conserver ou à sauver momentanément sont combattues, au nom de l’égalité, évidemment, par l’organisation de la société cybernétique.

S’il arrive par malheur, qu’un élément ait gardé une quelconque compétence, il lui faut, pour se protéger, se mêler au marasme général, et prouver sur le champ qu’il n’est pas moins imbécile qu’un autre. C’est ce qui donne souvent aux assemblées et aux entreprises de l’Elémentariat un aspect de démence organisé où brillent les plus cons, et explique nombre de leurs choix et décisions. On ne peut pas exclure des explications ce fait d’une si grande banalité qu’il en est venu à être oublié, et chassé de l’explication.

La principale qualité d’un élément, on ne manque jamais de le lui faire savoir par toutes sortes de canaux et depuis son enfance, est d’être remplaçable. Ce qu’un élément a fait ici, un autre peut tout aussi bien le faire là-bas et un autre encore le refaire plus loin. L’élément est souvent remplacé, d’âge en âge, par le même que lui qui refait la même chose, avec autant de bonheur et de goût. Mais l’élément est aussi pris dans une double contrainte, la domination, qui le rabat en permanence dans ses meules dissociatives, exige sadiquement, dans le même temps, qu’il fasse preuve d’originalité. Celui qui doit s’adapter à tout, doit être différent et original en permanence, et les différences et les originalités purement imaginaires permettent en retour l’adaptation à un monde en désintégration perpétuelle. L’injonction qualitativiste sourd de partout et pousse les éléments à se mutiler par toutes sortes de moyens afin de trouver leur minuscule différence productive et d’augmenter ainsi l’emprise des structures de contrôle sur la vie. C’est en dépouillant l’élément de tout contenu réel que la société cybernétique l’amène à l’état « d’élément zéro » pour qu’il se plie aux exigences combinatoires de son système.

C’est exactement là où l’uniformité la plus contraignante est exigée que l’élément est dans l’obligation de la différence pour être reconnu par la méga-machine. Il ne doit pas y avoir deux grains de sable identiques dans la collection que la marchandise a rassemblée dans son moulin, mais une loi exige que chacun se fabrique et se range dans sa série d’identités qu’elle lui fournit avant de le moudre. C’est une obligation qui ne supporte aucune dérogation. Qui veut gouverner les esprits doit tisser d’infernales cages mentales.

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La mémoire des éléments est presque totalement fabriquée et ils en rencontrent la confirmation chaque jour et sur tous les sujets que la propagande traite avec un grand souci de réalisme (cf. la guerre en Ukraine, le climat, l’exploitation de l’homme par l’homme…). L’exactitude de ces tromperies n’a d’égale que le ton insolent et définitif sur lequel elles sont proférées. Ce sont des évidences, puisqu’acceptées sans ciller par le monde entier. Elles ne tolèrent pas la moindre des contradictions ; on s’en voudrait de les mettre en doute longtemps : Poutine doit mourir plusieurs fois par mois à la même vitesse que ses doubles, on nous l’assure et, c’est certain, Joseph Biden a vaincu le cancer, pendant ce temps, la température ne cesse de monter, et la semaine prochaine, on améliorera l’ordinaire, ou du moins ce que devient l’ordinaire, à grand renfort de décrets. La suspicion n’est tolérée qu’en de rares occasions et elle ne peut émaner que des responsables du processus magique qui ne connaît aucune défaite jusque dans ses contre-offensives arrière dans le champ de mines dynamique. La suspicion ne peut porter que sur de microscopiques détails. Des philosophies entières ont été élaborées à cette seule fin. Elles descendent jusqu’aux infra-détails, mais sont bien en peine de remonter de ce gouffre. Elle sont destinées, dans le meilleur des cas, à repeindre les boulons de la méga-machine dans la couleur désirée.

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Les éléments ont la vive sensation que tout est faux – c’est la machine qui le leur dit désormais en se dénonçant elle-même pour toucher la prime – et que l’on se moque d’eux partout et en permanence, mais ils ne trouvent aucune raison valable de ne pas croire le mensonge officiel quand il est authentifié par des spécialistes certifiés par des experts enregistrés auprès des services de l’Etat, sur listes spéciales après vérification de la qualité de leurs travaux. Les plus lucides des éléments attendent prudemment les révélations prévues dans le cahier des charges de la falsification. Elles sont attendues et c’est l’un des principes du fonctionnement de l’information et de ses sables mouvants. Elles viendront alimenter la volonté de savoir des éléments qui grandit immensément chaque jour que le mensonge fait. Plus précisément l’élément sait qu’on lui ment sans vergogne par principe, par jeu, par plaisir et par profession avouée, mais il ne peut s’empêcher de croire. Il est l’athée le plus crédule qui soit,  l’idolâtre accompli.

Les révélations ne sont crues qu’à condition qu’elles leurs soient livrées par les faussaires de l’information, ce qui est une preuve incontestable de leur véracité. Les révélations jouent le même rôle que la cire dans une brocante : c’est une couche supplémentaire d’informations qui est déposée sur la falsification en cours (cf. Médiapart). C’est ce qui est l’un des objectifs des révélations après que l’information s’est définitivement débarrassée du vrai que plus personne ne veut connaître, et dont de nombreuses théories, en supprimant le moment de la preuve, ont démontré qu’il était chimérique ou métaphysique et, parfois, dangereux de supposer son existence dans un monde composé par la marchandise ; dans lequel le vrai n’existe pas plus que le faux.

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L’Histoire est un domaine largement interdit aux éléments : son accès est réservé à de rares privilégiés qui ne font part de leurs connaissances qu’à d’autres privilégiés. Quelques-uns sont autorisés à rédiger des digests controuvés, soigneusement contrôlés jusque dans la qualité des mensonges, à destination des quelques curieux qui survivent malgré les efforts que les institutions culturelles dirigées par la nouvelle police font dans le fragile domaine de la connaissance. Il s’agit d’en juguler les effets délétères qui agissent par contagion et abiment les naïvetés les plus convaincues. Le degré d’ignorance des éléments étant strictement programmé en fonction de la propagande du jour, ces digests doivent être régulièrement réécrits : leurs affirmations ont tendance à s’user avec le temps et à ne plus correspondre avec les dogmes changeants de la société cybernétique (cf. l’Histoire de la Révolution française). Des nouveautés, soigneusement mesurées pour les effets qu’elles produiront, peuvent y être introduites en goutte à goutte ou par petits fragments épars – les fameuses révélations jetées régulièrement sur le marché de l’information. Ce sont des jours de fête où le mensonge irréfragable coule à flot.

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Les éléments ont la sensation d’être libres, mais personne ne tient à leur dire en quoi consiste cette prestigieuse liberté qui ressemble tant à la servitude, ni même de quoi ils ont vraiment été libérés.

Au sujet des éléments, on ne peut même plus déclarer qu’ils sont en exil : de quel paradis pourraient-ils se réclamer et vers quelle terre promise peuvent-ils encore se diriger qui n’a pas été polluée par avance ? Ils n’ont été chassés de rien, mais, en revanche, ils ont été rassemblés sans ménagement sur le territoire de l’approbation – l’injection remplaçant le fouet. Ils n’ont pas de ville, pas de cité, rien qui y ressemble. On n’a pas encore trouvé le nom satisfaisant, qui en dise la véritable saveur, qui désigne les lieux où vivent les esclaves. On ne les saisit que par morceaux et comme au travers d’une vitre cathédrale. Les quelques individus qui ont la charge de parler de cela, parce que c’est leur métier, n’y vivent pas, ou se satisfont des récits de quelques faux témoins rétribués. Personne ne tient vraiment à désigner cette abomination qui se multiplie, telle une lèpre, sur tous les lieux qu’elle touche.

Dans la langue rectifiée des subalternes on appelle « piscine », un pédiluve dans un jardin, « bassine » un lac artificiel et « zad » un bidonville, dès que les médiatiques en découvrent un pour le reconstruire au goût du jour – en plus durable avec une team care. « Victoire » la conquête de 50 kilomètres carrés au prix de 100 000 morts. On ne doute pas que ce modèle de désignation puisse servir à tout renommer ; et le mot « boucherie » disparaître sous les assauts conjugués des anti-spécistes et des anarchistes qui viennent d’arriver. Agglomération est un modèle de nettoyage sémantique opérée par la langue de bois après que tout a été broyé, mais il sent déjà la tradition et presque le sapin. Depuis que les mouchards ont été transformés en machines pilotées par d’autres machines, il ne reste plus que des poètes pour s’occuper des angles morts et y apporter un semblant de lumière en les dénombrant.

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Les éléments n’ont aucun titre de propriété sur quoi que ce soit. Rien ne leur appartient en propre, sauf les fictions colorées qu’on leur balance à ce sujet, à la cadence de canons russes dans les plaines d’Ukraine. Leurs salaires, d’une grande médiocrité, sont remis directement aux banques par leurs employeurs. Les éléments ne peuvent pas en disposer à leur convenance et l’Etat peut s’en saisir à tout moment, ou du moins leur fait-il savoir par des exemples probants.

Les éléments sont accablés de dettes de plusieurs natures. Ils travaillent pour rembourser des emprunts qui ne pourront jamais être apurés ; ceux-ci ont été constitués sur cette base évidente pour qui veut comprendre cette rafle dans laquelle ils sont tenus prisonniers à perpétuité. Les éléments peuvent être congédiés à tout moment de leurs demeures, et celles-ci, d’une laideur achevée à l’image du reste, sont grevées de servitudes, d’obligations, de taxes, d’impôts et de crédits.

Les éléments sont moins que des métayers et pas plus que des serfs. Ils ne sont libres que de leur aliénation que leurs maîtres leur font un devoir d’augmenter à chaque génération. C’est le seul legs qu’ils laissent derrière eux. Leurs enfants l’entretiennent soigneusement. Ils savent que ce patrimoine, le seul dont ils peuvent rêver, est bien à eux. Leurs maîtres ne leur ont pas même laissé un bâton pour se gratter le cul, non par crainte qu’ils en fassent un mauvais usage, mais qu’ils se blessent par mégarde en comptant leurs dernières dépossessions.

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La « souveraineté populaire » a toujours été considérée par les auteurs les plus estimables, ou par les très rares personnes ayant réussi à s’évader miraculeusement de ce cauchemar, comme une vulgaire mystification au service des maîtres, du peuple souverain qu’ils constituent. Il n’y a, hélas, que des imbéciles ou des escrocs pour croire à ce mythe profitable et commode pour le petit nombrele souverain réel. Le second cas est compréhensible – les escrocs au sens le plus général de ce terme – puisque ce mythe les sert utilement dans leurs entreprises d’enrichissement, dans toutes leurs rapines. Ces rapines élaborées, la loi de la valeur leur donne un tour impersonnel, vulgairement technique, nécessaire et scientifique selon le clergé de la machine. C’est en fait une obligation de nature quasiment religieuse, à laquelle ils se soumettent d’enthousiasme. Ces ratissages ne sont jamais commis qu’au nom de ce certificat de bonnes mœurs qu’est « la souveraineté populaire » – pour calmer les dépouillés qui ne voient pas sans un certain déplaisir s’éloigner certaines de leurs ultimes possessions : leur corps par exemple.

La naissance de leurs enfants tend vers une confiscation pure et simple ; c’est une chose trop sérieuse pour être laissée aux éléments.

Les éléments ne vont plus à la rencontre de leur mort, c’est elle qui vient vers eux sous un mandat d’Etat : être détruit comme un objet à la fin de sa course utile – en confier la décision à leurs gestionnaires est un exemple des derniers progrès de la réification généralisée.

Il n’est plus loin le temps où l’Etat et les puissances tutélaires qui veillent sur sa survie distribueront les sexes sans se préoccuper de la réalité biologique des individus dans une politique uniquement orientée par «  l’efficacité statistique » de leur distribution dans une population donnée et selon des paramètres changeants. Le reste, c’est de la poésie. Il est interdit d’en rire.

On ne naîtra plus homme ou femme : on le deviendra, ne fût-ce que par correction. C’est dans ce sens, en grande partie, qu’il faut comprendre le fameux vers du bourgeois stalinien qui s’habillait en poète. On ne sait plus trop qui est l’avenir de l’autre. Ni même s’il en restera bientôt un seul vivant. Le neutre semble désirable – une bouée crevée dans un cauchemar.

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La minorité qui gouverne l’élémentariat, qui n’est jamais élue que par elle-même, est la majorité à chaque fois qu’elle opère un choix tactique qui la sert prioritairement et dont elle vote la légalisation quoiqu’il en coûte pour sa réputation, vite rétablie par les sycophantes.

Dans une telle société, les hommes se divisent en trois catégories : ceux qui appartiennent au peuple réel c’est-à-dire les maîtres, les subalternes – les cadres – qui servent la souveraineté populaire – les maîtres – , et les esclaves – l’écrasante majorité – à qui l’on a fait croire qu’ils sont la souveraineté populaire et autres fariboles jésuitiques du même tonneau sur sa véritable condition. Il n’y a pas ou très peu d’hommes libres, mais seulement trois états différents de servitude, avec cette nuance très importante qu’il vaut mieux être né dans la première catégorie que dans la dernière, sur laquelle les deux premières catégories s’essuient les pieds. Ce qui est clairement compréhensible pour tout le monde, sauf pour des pseudo-contestataires, triés sur le volet, qui veulent croire que tout le monde est logé à la même enseigne, et que le peuple des maîtres souffre autant que ses esclaves. Ce sont forcément des crétins ou des falsificateurs: ils sont souvent des puceaux de la politique avec, en supplément, la même logique que le renard de la fable quand il retombe sur ses pattes (Cf. les invraisemblables pantins techno-marxistes de Palim Psao, l’une des micro-agences du parti Médiatique).

Pour confirmer cette division sociale, et pour qu’elle soit défendue par ceux qui la subissent en premier lieu, a été constituée en dessous d’eux une colonie intérieure séparée et géographiquement confinée, pour le moment, dans des zones qui sont les délaissées de l’expansion urbaine. Habitées par des populations qui n’ont rien à envier, quant à leur condition de vie, à l’ancien prolétariat industriel, ces délaissées ont vocation d’être bouleversées par de nombreux phénomènes complémentaires : la recomposition immobilière aux mains des maffias de la construction qui ont trouvé là un gigantesque terrain de jeu, par l’arrivée continuelle de nouvelles populations chassées de leurs territoires d’origine, par l’accumulation des dépossessions, dernière phase dans la concentration et la centralisation des richesses mondiales, et par la recomposition perpétuelle de ces populations qui en font la proie de toutes les insécurités, afin de maintenir ce réservoir de main-d’œuvre sous les disciplines de la société cybernétique.

Cette colonie intérieure est désormais encouragée à le rester moralement et socialement par l’ensemble de ses proconsuls et de ses animateurs à qui ont été confiés la gestion idéologique et le contrôle social de cet archipel de l’esclavage. L’apparent archaïsme du commandement de cette zone a donné naissance à une sorte de techno-caciquat s’appuyant sur une idéologie politique autoritaire venant en complément de celle qui est dispensée par la société cybernétique ; sur une économie qui n’est pas plus souterraine que l’ensemble des biopirateries effectuées par les multinationales en Afrique ou le commerce de l’or noir au Moyen-Orient ; sur un ensemble de techniques modernes et subtiles de répression, d’endiguement du refus. Elle vont du chantage bien compris – l’emploi de l’émeute est parfois l’un de ses moments – , à l’emploi discret d’armées privées, en passant par le recours à l’assassinat ciblé effectué par des tueurs programmés. Assassinats ciblés, dont la totalité des vertus pédagogiques n’a pas encore été dévoilée, ni même épuisée dans toutes ses potentialités. Souvent destinés à l’édification morale de la colonie intérieure, ils sont entendus comme des avertissements par ses habitants quand ils ne se perçoivent plus vraiment comme des immigrés et pas encore comme des éléments, à part entière, de la méga-machine.

Aucune des limites dans lesquelles a été élaborée la colonie intérieure ne devant être franchie par la majeure partie de sa population, les transgressions de son ordre non-écrit sont étroitement surveillées par différentes espèces de rabatteurs à qui leurs maîtres ont accordé jusqu’au droit d’être des gauchistes sous idéologie américaine. Il s’agit, aujourd’hui, d’amener la colonie intérieure à se constituer en caste, d’en signaler l’existence par de nombreux signes, qui ne sont pas uniquement vestimentaires comme se plaisent à l’évoquer quelques ignobles domestiques de l’oligarchie passés sans transition de l’acceptation des lois favorisant la constitution de ces réserves à leur dénonciation autoritaire et violente. Rien ne paraissant plus adéquat, pour l’oligarchie et ses relais, que d’accentuer et de favoriser, par de fausses dénonciations médiatiques, véritables leitmotivs de sa propagande, l’homogénéisation idéologique de la colonie intérieure et de renforcer sa séparation par des provocations étudiées dans différents laboratoires politiques subventionnés ou sous mécénat de multinationales ; de dissimuler le fait que la dislocation réelle de la colonie intérieure, qui a commencé sourdement sous l’aspect de son éparpillement géographique, l’amènera fatalement à verser dans l’Elémentariat, à en partager les aliénations les plus sophistiquées, les illusions les plus banales, mais aussi, et en contrepartie, les aspirations les plus inquiétantes pour la classe dominante (cf.l’anti-wokisme, et la haine ressentie pour l’idéologie américaine perçue en tant que satanisme de la marchandise).

Cette colonie intérieure, plus facile à exploiter et moins onéreuse que n’a pu l’être le chapelet des colonies extérieures, a été voulue par l’ensemble des forces de la société cybernétique pour des raisons convergentes de maintien de l’ordre et d’exploitation économique rationalisée et, ce qui n’est pas négligeable, pour contrôler une partie de la jeunesse de l’Elémentariat en intensifiant sa destruction cognitive par l’emploi de substances apparemment interdites ; l’abrutissement autorisé et encouragé dans le grand assommoir moderne devant rendre supportable la totalité des nécroses sociales et économiques engendrées par la société cybernétique, et cela en y ajoutant joyeusement plusieurs nécroses supplémentaires permettant de développer et de légitimer l’intervention de nouveaux instruments de contrôle et de surveillance sur l’ensemble du territoire des dépossessions.

Cette colonie intérieure doit paraître comme une menace fantastique pour un mode de vie qui ne l’est pas moins, mais qui paraît défendable pour la seule raison qu’il est attaqué irrationnellement par les barbares incohérents qui ont été attirés par l’exposition de ses merveilles – et non pas fabriqués par l’ordre spectaculaire comme d’odieux complotistes le prétendent.

En diminuant régulièrement les possibilités d’échapper à cette colonie intérieure, un pseudo-illégalisme mercantile, basé principalement sur le marché de la drogue, largement toléré, parfois protégé, s’est installé pour maintenir un semblant d’ordre dans ces territoires expérimentaux de l’esclavage aux révoltes universellement condamnables. Un maillage économique inédit, qui n’a rien de clandestin hormis qu’il est interdit d’en parler, de cette colonie intérieure, est venu compléter et remplacer en partie son précédent maillage en rapide décadence, par une accumulation tertiaire et une rotation accélérée du Capital obtenu sur la base d’investissements légers.

Cet illégalisme toléré n’est qu’une efficace parodie de celui auquel se livrent les membres de la classe supérieure, la cage d’escalier étant remplacée chez eux par les antichambres de la finance ou de l’immobilier, des compagnies pétrolières ou pharmaceutiques, par les institutions supranationales et nationales. Il est vrai qu’en changeant d’échelle, les différents trafics deviennent honorables et se soutiennent en fusionnant. Les bénéfices obtenus dans un domaine sont réinvestis dans un autre – l’immobilier, par exemple, pour être dispersés par la suite dans plusieurs autres sans se préoccuper de pertes ou en se moquant de ce qui prétend ressembler à un désastre financier. Les élites sont accueillantes pour l’ensemble des procédés d’enrichissement nouveaux et ne demandent qu’à y participer et à transformer la planète entière en « territoire perdu » de l’espèce humaine si elles ne l’ont pas déjà fait sur de larges portions qu’elles ont transformées, par leurs soins, en zombilands rythmés par les désastres qu’engendre le processus d’accumulation par dépossessions. En cela le trafic de drogue et la biopiraterie ne sont guère différents, et fortement solidaires sur de nombreux points. Ils s’entrelacent (cf. la région d’Almeria en Espagne, exemple de cette dynamique économique par contaminations successives de l’ensemble de l’économie, vectorisées par un argent prétendument sale irriguant la totalité de l’économie).

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Il n’y a plus de Partis au sens classique du terme et ceux-ci, quand ils ont existé, n’ont jamais été démocratiques (cf. Roberto Michels). Les rares fois où ces Partis ont eu connaissance de la démocratie, ou l’ont même soupçonnée dans leurs propres rangs, ils l’ont férocement combattue. Certains de ces Partis de gouvernement ou non, n’étant que l’émanation des structures secrètes de pouvoir, n’ont pas hésité à se servir, à côté de l’emploi plus classique des forces des diverses polices, de moyens considérés comme extraordinaires et presque incroyables par les éléments, comme la catastrophe ou l’assassinat ou les différentes techniques éprouvées de l’accumulation tertiaire, pour défendre la « souveraineté populaire » de leurs propriétaires et de la classe à laquelle ils appartiennent ; à l’instar des Etats dont ils ont l’obligation d’assurer la permanence.

Les Partis ont disparu il y a presque un siècle pour laisser la place à une sorte de « formule magique » adaptée selon le climat sous lequel ce protocole oligarchique déploie ses variantes historiques et géographiques : il n’est, apparemment, pas le même en France qu’en Allemagne ou en Angleterre ou en Suisse, mais ce ne sont que des différences purement formelles sur lesquelles s’excitent de pauvres théologiens ; elles n’entraînent aucune conséquence, sinon à la marge, sur le choix des buts qui restent toujours semblables à ce qu’ils furent dès les commencements de la société cybernétique et qu’il n’est pas difficile de savoir. Les multiples résidus de ces Partis, quels que soient les noms sous lesquels ils sont présentés à l’Elémentariat pour entraîner son adhésion aux objectifs de l’oligarchie et de son « nœud étatico-financier », ne sont que des projections calculées des différentes forces ou apparences de force qui forment la défense de la classe dominante. Ils sont, sans exception, la propriété de l’oligarchie qui y place ses recrues, après leur avoir fait franchir plusieurs sélections et paliers de compétence et cela dès leur adolescence où ces dévoyés ont fait montre des qualités idoines, selon leurs recruteurs, et indépendamment des convictions affichées – les plus extraordinaires étant les plus recherchées, de la même manière qu’un philatéliste recherche un timbre rare.

Le parlement des pseudo-partis, désormais rassemblés en un unique et proliférant Parti médiatique qui dans ses phases de croissance va, par jeu fonctionnel bien compris, jusqu’à s’opposer à lui-même afin de n’en laisser à personne le soin, est l’émanation spectaculaire et corrompue des différentes composantes du gouvernement oligarchique. Il n’y a plus d’opposition puisque ce qui jouait ce rôle jusqu’à très récemment s’est, totalement et sans délai, mis au service de l’oligarchie ainsi que la pseudo-pandémie nous l’a prouvé d’une manière éclatante.

Ce parlement n’est conservé que par tromperie et pour légitimer toutes les confiscations de l’oligarchie, qui pourraient tout aussi bien l’être en se passant de cet instrument de prestidigitation politique. Il a été en premier lieu modifié par petites touches par les intéressés eux-mêmes qui ne voyaient aucun intérêt à le maintenir dans ses attributions idéales. Supprimé par les élections successives, qui ont taylorisé sa démolition contrôlée, il a été défini par un connaisseur en la matière, et cela dès ses commencements, comme la caisse d’assurance de tous les brigandages (Saint-Just). N’y sont placées et employées que les recrues du haras dont il était question dans un paragraphe précédent.

Ils ne sont pas devenus malhonnêtes parce qu’ils ont été choisis, c’est parce qu’ils étaient déjà malhonnêtes qu’ils ont été choisis. C’est la condition même de la survie de ce petit personnel dans ce genre de milieu où beaucoup accepteraient de devenir honnêtes pour la moitié de la somme si jamais les esclaves leur en faisaient un jour la proposition.

Le parti médiatique qui est un parti transversal est né, en partie, de la décomposition presque totale des anciens partis politiques, maintenus pour quelque temps encore en survie artificielle et comme un maquis où le parti médiatique se dissimule et camoufle ses employés. Le but des partis politiques était de faire fonctionner et d’incarner le mythe de la démocratie représentative en créant l’illusion qu’il existait des instances de régulation des conflits entre les différents groupes ou classes composant la société. En réalité nous avions des représentations faussement conflictuelles des intérêts divergents des factions admises dans la composition de la coupole bourgeoise de domination, chacune prétendant parler, en accumulant mensonge sur mensonge, la langue du peuple. La fonction du parti médiatique est tout autre. Il règne sur une société pacifiée ou réputée telle d’où la politique, au sens classique du terme, a été éliminée radicalement. Le parti médiatique ne tolère aucun concurrent qu’il n’a pas lui- même consacré ou réduit à l’état d’épouvantail. Il fonctionne comme une inquisition : là où il dénonce, l’Etat se renforce, là où il flatte, se constituent une zone d’achalandage et une clientèle. Le parti médiatique s’acharne à faire disparaître ou à dissimuler tout conflit réel, et ne veut connaitre aucune opposition véritable. Le peuple ayant été dissous, celui-ci ne peut et n’est autorisé qu’à se manifester sur un mode factice – le public, les consommateurs, les spectateurs … – et par une série de contestations profitables au parti médiatique et à son emprise sur une société atomisée : l’opposition contrôlée dont les leaders sélectionnés finissent toujours par avoir un emploi et une récompense, même médiocre, au sein du parti médiatique. Ce parti pénètre dans toutes les sphères de la société qu’il soumet à une idéologie en perpétuelle mutation – souple comme une crêpe, et consistante comme un bloc de béton. Il parle en permanence une langue unique : la langue des maîtres, et justifie chacune de leurs ignominies…

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A la différence des éléments, les maîtres sont fortement organisés et doivent l’être puisqu’ils sont la minorité : chez eux la solidarité n’est pas un vain mot. Ils sont tenus par les liens de fer de l’intérêt et de l’argent. Ils supplantent de manière efficace l’amour, l’amitié ou tout autre type de rapports débilitants sentimentaux et fugaces… Chez eux le mot famille n’est pas un vain mot. Ils en connaissent le contenu pratique depuis Tacite et ont su composer des gens étendues pendant qu’ils détruisaient leur prolétariat et les formes d’indépendance qu’il lui étaient afférentes. La conscience qu’ils forment une classe ne se trouve que parmi eux et eux-mêmes en empêchent la formation partout ailleurs, forcément, grâce à des équipes de nervis intellectuels constituées en équipes volantes de la police de la pensée. Sous eux et leurs structures de contrôle, les éléments sont une masse sans conscience et doivent le rester.

L’interdépendance organique dans laquelle vivent les maîtres définit le périmètre de leur complot qui tend à se dissoudre mécaniquement en un complexe assemblage de complots concurrents quand les esclaves ne manifestent aucun goût pour la liberté, et prennent un grand soin à défendre leur servitude – sinon à l’aimer. En réalité, les esclaves sont la clef de chacun de ces complots puisqu’il s’agit de maintenir les conditions matérielles et spirituelles de leur esclavage avec leur aide. Aucun complot ne serait possible sans leur collaboration effective ou leur assentiment et, désormais, après plusieurs décennies d’un tel régime, c’est l’ensemble de la survie qui est organisée, gouvernée et administrée sous la forme du complot (cf. Guy Debord) depuis la gestion des ordures jusqu’à celles des relations entre Etats en passant par la culture, la santé, le travail, la surveillance et le contrôle et en descendant depuis la coupole maffieuse de direction jusqu’à l’échelon du conseil départemental et de la commune. La mise en place de nouvelles sources d’extorsion de la plus-value, qui arrive à son terme dans la société cybernétique, a développé cette forme gouvernementale comme étant la seule possible pendant la nouvelle vague d’accumulation des dépossessions, ne fût-ce que pour manipuler les crises ou les créer de toutes pièces, ou plus crucialement comme protection de l’oligarchie pendant l’expropriation générale qu’impliquait le démarrage de cette accumulation tertiaire sous couvert de croisade pour la démocratie, par exemple.

Dans ce même temps et pour consolider cette forme de gestion sociale et économique, où la dissimulation et le secret règnent en maîtres, et pour la confirmer, les éléments sont enfermés dans un dilemme : participer ou s’abstenir. C’est l’une des conditions de la réussite de chaque complot réel, qu’il s’agisse d’installer un parc éolien, d’injecter une fraude, de privatiser un morceau du Welfare State, de gérer et de contrôler l’expansion du gigantesque marché de la pollution ou celui de la corruption qui lui est complémentaire, de vendre de l’électricité, de lever des impôts, de les affermer à des intérêts privés, de modifier les cadastres, d’employer les forces armées, de vendre des armes, de constituer des lobbies, de créer des offices héréditaires et de protéger légalement les vénalités, d’envahir d’anciennes colonies ou d’en fabriquer de nouvelles… Le Parti Médiatique les pousse – ceux qui croient être des électeurs tout comme ceux qui croient ne plus l’être – selon les nécessités du moment, à l’une ou l’autre de ces deux solutions.

C’est jusqu’à la surface politique, d’une bouffonne nullité, de cette démocratie du complot, à la portée de tous ceux qui rêvent de jouer un rôle dans cette gestion maffieuse d’un Etat, faisant croire aux assujettis qu’il est toujours à la veille de sa ruine, qui a su profiter d’un tel état de fait. C’est l’abstention bien plus que la participation qui fait la réussite d’élections qui par ce biais, d’une simplicité enfantine somme toute, ont été durablement améliorées, c’est-à-dire supprimées dans l’assentiment général.

Partout où la représentation règne sans partage, on ne rencontre plus qu’organisateurs, administrateurs, consultants, directeurs, managers, délégués, conseillers, commissaires de quartiers, culturels, d’exposition, consultants… L’élément apeuré a su se donner démocratiquement des chefs de multiples sortes, qu’il ne veut pas connaître, afin d’échapper au fascisme ; et ne jamais sortir du cercle démocratique de l’esclavage.

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Quand les éléments sont organisés, ils le sont presque toujours par les subalternes – essentiellement des cadres de la société cybernétique – portés par leurs intrigues de commis à l’aliénation. Ceux-ci les infectent de leurs misérables fantasmagories et croyances. Les subalternes doivent s’assurer du consentement des éléments à être gouvernés par une minorité et pour cela ils les comblent de préjugés ridicules et trompent leur imagination par des procédés si grossiers qu’on n’ose pas en imaginer de pires. Eux-mêmes font semblant de croire avec vénération à ce qui n’est qu’une vaste escroquerie et quand on vient à croire leurs fantasmagories sociales établies dans un ciel sans nuages, c’est parce qu’on est tout prêt d’abandonner sa qualité d’homme pour peupler leurs machines à raccourcir les lions et renards en de parfaites libellules : « Qui veut faire l’ange fait la bête ». Leurs organisations servent les intérêts des maîtres, car ceux-ci ont la capacité de mieux rétribuer les subalternes commis à cette tâche, choisis par avance et imposés à la masse par le Parti Médiatique (cf. le cas d’école : Boyard versus Hanouna où le second a utilement rappelé au premier qui l’avait fait bouffon sur le tas d’ordures, et dit, par cela même, les raisons de sa consécration).

Les subalternes ne doivent avoir aucun charisme, sinon celui d’un eunuque en rut. Ils ne doivent présenter aucun danger pour les véritables structures de commandement qui les tiennent après les avoir recrutés pour des tâches spécifiques. Toute identification possible et rapide de leur véritable position doit être impossible ; celle-ci s’articule avec la défense en profondeur de la « société cybernétique ». Ils ne doivent jamais mettre en question la présente forme de gouvernement et jurent d’en laisser l’administration clandestine et réelle à ceux qui en sont actuellement chargés, qui sont les seuls à connaître la véritable destination, moyennant les quelques admissions prévues à chaque trimestre dans l’échelon supérieur, selon le cahier des charges. Ils ne conspirent en aucune manière, mais font transpirer utilement les éléments incapables de se passer de leur cadres dont la présence est jugée nécessaire jusque dans leurs protestations les plus fermes. Amaigrie, la masse est rabattue dans les structures de contrôle de la méga-machine par des granulats totalitaires avant-gardistes en réseau – en majeure partie par ce qui apparaît sous un aspect gauchisant –  : il s’agit moins de faire durer les contestations que de les transformer en une sorte de carburant ou de lubrifiant de la méga-machine. Chaque crise étend son emprise et creuse le tombeau des plus belles espérances. D’ailleurs qui peut croire encore que les subalternes peuvent vouloir réellement un quelconque changement dont le premier effet aura pour conséquence de détruire leur situation sociale et économique ?

La solidarité parmi les esclaves n’est que relative et fortuite. La fuite, face à l’ennemi, est l’instrument le plus efficace de sauvegarde de l’élément.  Malheur à celui qui reste en arrière, personne ne viendra le délivrer. On lui rappelle, quotidiennement, qu’il sera bientôt mort et que sa pauvre humanité n’a plus aucune utilité. La société cybernétique a réussi à convaincre les éléments qu’elle ne liquide que des individus devenus irréels, qui ont perdu leur place au sein de son monde. Son langage officiel désigne ces existences, car elles retardent sa progression, par le mot complotiste.

Aux esclaves, leur nombre ne sert à rien. C’est un handicap soigneusement entretenu jusque dans leurs manifestations de « refus ». Ils y seraient trop fois plus nombreux que les résultats n’en seraient que pire, c’est-à-dire meilleurs pour l’action de leurs rabatteurs. Rassemblés par ceux-là, ils sont déjà dispersés en suivant les divers axes de la répression modernisée. Le nombre est utilisé comme un émollient efficace du refus, c’est la raison pour laquelle il est unanimement conseillé, là où le centième des participants obtiendrait un meilleur résultat.

Notes éparses sur la société cybernétique

Jean-Paul Floure