(1972-2004) De l’ombre à la pénombre
Le moderne ouvrier, être et chose qu’on n’ose plus nommer directement, accomplit chaque jour son cybernétique ouvrage. L’incarnation et la réification, processus symétriques, composent le joug de sa parfaite exploitation. Jouir de sa décomposition et décomposer à l’infini sa jouissance dans les camps de l’incarcération automatisée rythment sa journée de travail. Le rappel incessant d’une possible et absurde destruction qui s’appelle catastrophe et la vue de la terreur qui s’appelle police encadrent son activité. L’épuisement passionnel par carence organisée est son lot quotidien, et gare, s’il se révolte, aux anciennes méthodes de l’épuisement concentrationnaire. La torture n’est plus un art réservé et privé, mais s’est étendue en menace permanente qui frappe, de manière aléatoire, à tout moment de sa vie. Les murs de sa prison virtuelle ont pour nom logique, et s’il cherche à les briser, ses maîtres lui opposent ceux bien réels du chaos.
Le moderne ouvrier doit encore résoudre quelques énigmes : QUI sont ses invisibles maîtres ? Comment démasquer les leurres qu’on lui présente à travers les multiples facettes des idéologies ? Comment produire sans être producteur aliéné ? Comment vivre sans être le fossoyeur des vies alentours ? Comment ouvrir un monde qui semble hermétiquement clos ? Comment éviter que la fragile démocratie des conseils ouvriers ne soit falsifiée, comme cela s’est déjà produit maintes fois, en dictature du collectif par de terribles maîtres pluriels, et ne prolonge quelque temps encore la domination cybernétique sous sa forme la plus nihiliste ? Ces quelques questions, déjà présentes, et leurs solutions, vont colorer l’histoire à venir.
Mars 2004
De la pénombre à la lumière, en passant par l’obscur
Chaque matin, des enfants partent sans inquiétude. Tout est prêt, les pires conditions matérielles sont excellentes. Les bois sont blancs ou noirs, on ne dormira jamais.
André Breton
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Pour que le mode de production cybernétique puisse se développer, deux conditions sont nécessaires. Premièrement, l’existence d’une industrie capitaliste très développée (production de signes ; deuxièmement, d’une science de l’organisation rigoureuse et totalitaire : la logique mathématique (production de l’ordre).
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Tout capital industriel, que ce soit au moment de sa formation ou au moment de sa maturité, a besoin lui aussi d’une armée d’organisateurs techniques et commerciaux, mais leurs sciences sont entièrement assujetties à la science des sciences du mode de production capitaliste, c’est-à-dire à l’économie politique (science de l’enrichissement du capital). Cette armée est à l’origine, ni plus ni moins, une armée de valets, de chiens de garde.
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Lors du déclin du mode de production capitaliste, dès que l’accumulation est telle qu’elle se contrarie elle-même, l’armée des organisateurs se propose en médiatrice capable de réaliser deux choses, suivant les interlocuteurs : d’abord la remise en route de l’économie capitaliste et la satisfaction des revendications ouvrières, ou même, quand le pire est déjà arrivé, la victoire de la révolution (manque de chance dans ce cas pour la nouvelle bourgeoisie : cela s’est passé jusqu’à maintenant dans des contrées où l’accumulation capitaliste primitive n’était pas encore faite ; il lui fallut alors se transformer douloureusement en bourgeoisie d’Etat). Deux dupes : la bourgeoisie et son prolétariat industriel et paysan qui, par délégation de leur mandat, émancipent la nouvelle bourgeoisie et inaugurent le mode de production cybernétique. Il reste à celui-ci à éliminer complètement la production capitaliste, ce qui n’est pas encore fait (existence au niveau mondial de régions où l’accumulation capitaliste n’est pas même commencée), ainsi que le projet prolétarien – mais cela est son problème central, et sa raison d’exister.
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A la vieille économie politique, la nouvelle bourgeoisie oppose sa science des sciences (la logique rationnelle) qui est l’instrument théorique de son unification en tant que classe et l’instrument pratique de sa propre émancipation. Toutes les vieilles sciences théoriques et appliquées doivent se plier de gré ou de force sous le joug de la logique rationnelle qui succède au joug de l’économie politique. La mathématique doit développer le langage formel de cette logique, et l’épistémologie veiller à ce que le langage soit bien utilisé dans tous les autres domaines du savoir, afin que tous se métamorphosent peu à peu en spectacles, enrichissant ainsi la structure. La logique rationnelle est la science de l’enrichissement de la structure.
5
La logique rationnelle est donc à la fois l’idéologie et l’arme de la nouvelle bourgeoisie ; arme qu’elle oppose à la vieille bourgeoisie mourante avec grand succès, et dont elle se sert pour tromper le prolétariat et profiter de sa vitalité juvénile, afin d’éliminer définitivement sa rivale. La nouvelle bourgeoisie est donc directement liée au prolétariat, et doit le nier en tant que classe de la conscience, pour affirmer son pouvoir de classe dominante. La nouvelle bourgeoisie est la classe de la pensée logique ; et la pratique de cette pensée est la cybernétique.
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Le raisonnement logique, temps mort de la pensée intuitionnelle, devient avec la nouvelle bourgeoisie, c’est-à-dire avec la science moderne, temps fort de tout processus intellectuel. L’invasion récente des vieilles sciences bourgeoises par la logique rationnelle est l’aboutissement final de la lente montée de l’idéologie quantitative. Le règne de la nouvelle bourgeoisie est le règne de la mesure, et toute l’histoire des sciences n’est plus que l’histoire de leur quantification, ce qui signifie que peu à peu une axiomatique abstraite remplace ce qu’étaient ces sciences à l’origine. Aux racines réelles de chaque domaine du savoir théorique et technique, on substitue des axiomes qui, développés grâce aux seuls moyens de la logique rationnelle, reconstruisent complétement la discipline en question ; les éléments du savoir sont devenus des signes, la logique, le mouvement qui va confronter ces signes au tout de la construction où ils vont prendre leur sens (information), transformant le domaine scientifique qu’ils déterminent en un spectacle.
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La logique est la grammaire qui régit le mouvement normal et rationnel de la structure ; elle est la métrique imposée de force au nouveau monde social.
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Le nouveau monde social est un monde d’objets, tous assujettis à la même loi implacable de la logique d’un pouvoir qui est le pouvoir de la logique. Dans ce monde, si l’on s’en tient aux apparences, le faux vrai devient le symétrique du faux. Tout ce qui favorise le développement de la structure est vrai, tout ce qui l’empêche est faux, c’est-à-dire qu’il faut l’éliminer en y substituant une construction symétrique parfaitement logique.
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La logique est une métrique de caractère religieux, car elle doit reconnaître les siens, et détruire impitoyablement tous ceux qui ne sont pas elle. Elle est une métrique, parce qu’elle permet de mesurer tous les objets qui constituent son monde ; leur valeur logique est proportionnelle à la complexité de la construction qui les forme, c’est-à-dire en dernière analyse, égale à la quantité de travail social qu’ils contiennent.
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La logique est l’idéologie de la nouvelle classe dominante parce qu’elle est l’instrument qui lui est nécessaire pour développer son secteur de production propre. A l’origine, la réponse aux questions posées tant dans la pratique que dans la théorie, par le développement contradictoire du monde capitaliste pouvait avoir deux issues : premièrement réduire ces contradictions aux moyens de manipulations extérieures logiques, ce qui revenait à considérer le monde comme un objet mathématique imparfait, dont une classe savante devait résoudre le problème, en s’appuyant sur un prolétariat misérable dont elle se proposait d’être l’émancipatrice ; deuxièmement, la réduction de ces contradictions de l’intérieur, au moyen de la subjectivité radicale de la classe sociale qui subissait le monde tout en le construisant, qui donc avait les moyens pratiques de le transformer, et à laquelle il ne manquait à terme que la conscience de ce possible, et par cette conscience le moyen de saisir le problème de l’extérieur en devenant dialecticienne. Voici toute la distance qu’il y a entre un dialecticien comme MARX et un imbécile comme LENINE ; on connait la suite ! Maintenant, les questions posées se sont beaucoup simplifiées, la classe des bourgeois étant en perte de vitesse dans les pays développés, les deux antagonismes de la nouvelle question sociale sont le prolétariat et la classe des organisateurs ; le pouvoir capitaliste ne sert plus que de miroir aux alouettes dont la nouvelle bourgeoisie, tant celle déjà bien en place dans le positif, que celle qui se cache bien au chaud contre le prolétariat dans le négatif, espère qu’il fera merveille une fois de plus. Cette nouvelle bourgeoisie ignore sa tragique destinée : être une classe sociale encore plus éphémère que la vieille bourgeoisie, condamnée qu’elle est par le développement hyperbolique de son champ d’activité, en fait par la maladie congénitale qui ronge toute la classe dominante, et que l’histoire implacablement reporte à degré plus grand, facilitant ainsi la prise du pouvoir par le prolétariat (pour le détruire, et le transformer en pouvoir collectif sur le monde). L’activité rationnelle ou logique, qui semblait au premier abord une bonne méthode pour améliorer la condition des hommes soumis aux lois anarchiques du capital, se montre désormais sous son vrai jour, comme le nouveau joug qui pèse sur un prolétariat mieux nourri (car pour subir la domination logique il faut avoir au moins le ventre plein) mais encore bien plus déshumanisé que ses ancêtres. La violence nécessaire aux classes dominantes pour se maintenir en tant que telles s’est affinée au cours des siècles : à l’asservissement brutal du monde agricole, à la domination calculée du monde bourgeois, succède la domination infinitésimale de la nouvelle bourgeoisie.
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Nos modernes savants et spécialistes sont de moins en moins des découvreurs, et de plus en plus des petits épiciers calculant et développant logiquement d’énormes structures qui sont la justification et le moyen devant permettre, croient-ils, d’assurer leur pouvoir de nouveaux bourgeois. Déjà ridicules aux yeux des prolétaires éclairés, ils deviennent dès maintenant ce qu’ils sont vraiment depuis longtemps : une nouvelle classe dominante en gestation, peuplée de pauvres misérables qui, des maîtres d’autrefois, n’ont conservé que leur pseudo-qualification pour croire à leur valeur. Nous pouvons affirmer avec certitude que leurs sciences sont et seront de plus en plus de grotesques édifices sans utilité et sans résultat, sinon qu’être des spectacles qui clament à nos yeux l’étendue de notre dépossession actuelle, et l’affreuse perspective d’un futur encore plus sombre si nous ne les écrasons pas immédiatement.
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Ainsi s’en vont dans un passé révolu les images perdues des vieux savants idéalistes, qui mirent toutes leurs passions dans un jeu qui les enivrait, élaborant au gré de leurs intuitions les bases qui permirent à la vieille bourgeoisie de développer les forces productives, et qui, race éteinte, hantent encore l’imagination mourante des spectres mécaniques qui travaillent dans les laboratoires et les bureaux de monde cybernétique en formation ! Nous reprendrons leur savoir, l’assujettissant à nos désirs et l’enrichissant de nos passions en mouvement.
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Le prolétariat jugera un savoir théorique ou pratique sur ses résultats, et surtout au gré de désirs collectivement approuvés au sein des conseils ouvriers, quant à son utilisation pour les satisfaire.
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Ainsi, aux possesseurs des terres succèdent les possesseurs de machines, puis à ceux-là succèdent les possesseurs des moyens d’organisation. La boucle est fermée, la dépossession ne peut pas aller plus loin, car au-delà c’est la minéralisation, et aucune classe dominante ne peut exister sans l’existence d’une classe de sous-hommes asservis, dont elle exploite la vitalité et dont elle tire sa vaniteuse conscience de classe supérieure.
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L’Histoire humaine du matriarcat originel, âge d’or que les anciennes légendes rapportent à demi-mot, au patriarcat qui s’achève aujourd’hui en s’étiolant à l’infini, nous conte le lent et obscur chemin du négatif :
Le cortège passait et j’y cherchais mon corps
Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi-même
Amenaient un à un les morceaux de moi-même
On me bâtit peu à peu comme on élève une tour
Les peuples s’entassaient et je parus moi-même
Qu’ont formé tous les corps et les choses humaines
Guillaume Apollinaire
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La radicalité du prolétariat agricole au temps de la propriété aristocratique consistait à revendiquer la possession collective des terres et de leurs produits, et ceci était la condition nécessaire et suffisante à son émancipation et à son développement révolutionnaire.
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La radicalité du prolétariat industriel au temps de la propriété bourgeoise consistait à revendiquer la possession collective des usines et de leurs produits, et ceci était la condition nécessaire et suffisante à son émancipation et à son développement révolutionnaire.
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La radicalité du prolétariat moderne au temps de la propriété nouvelle-bourgeoise consiste à revendiquer la possession collective des moyens d’organisation et de leurs produits, et ceci est la condition nécessaire et suffisante à son émancipation et à son développement révolutionnaire.
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La possession collective signifie pour chaque individu qu’il peut à tout instant contrôler ce qu’il produit et l’usage qu’il en fait au moyen de l’instrument prolétarien qu’est le conseil ouvrier.
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Pour le prolétariat moderne, le mot « conseil ouvrier » est donc le mot magique, parce que la possession collective des moyens d’organisation est tout simplement synonyme de « conseil ouvrier ».
Si, pour le prolétariat agricole ou pour le prolétariat industriel, l’occupation des moyens de production et leur remise en marche à leur profit constituait l’acte révolutionnaire irréversible, qui impliquait à plus ou moins brève échéance la formation de conseils, pour le prolétariat moderne, la création de conseils ouvriers simultanée à l’occupation des moyens de production et d’organisation est une question de vie ou de mort. Il est le premier moment de son émancipation. Dès le début de la victoire de l’insurrection, le conseil ouvrier doit fonctionner, déléguant, organisant toutes les tâches nécessaires, et démontrant que les prolétaires sont devenus les plus merveilleux dialecticiens.
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Le conseil ouvrier est l’instrument qui a été reconnu par les prolétaires insurgés dans tous les pays comme le moyen de renverser la dernière domination de classe ; il est le lieu où la conscience prend corps et peut agir sur le monde en le transformant.
H.G.H DECEMBRE 1972
HEGEL MATERIALISTE
2004-2021
La nouvelle bourgeoisie, devenue, au fil du temps, entièrement logicienne par sa prise progressive du pouvoir, a aboli le semblant de dialectique qui subsistait ; l’opposition factice de ses deux courants illusionnistes – gauche et droite – est définitivement révolue. Tous les partis se sont effondrés dans l’infamie et il n’existe plus de palliatif. Seules deux classes restent face à face tout en se livrant un combat mortel : l’élite logicienne, de plus en plus nihiliste, qui assure l’ordre par le chaos et l’élémentariat, ce prolétariat renouvelé, qui perd peu à peu ses dernières libertés conquises par les prolétariats précédents (femmes, esclaves, ouvriers).
Le coup du monde actuel, dont les instruments principaux sont la lutte contre deux chimères – le réchauffement climatique et le coronavirus – se déroule sous nos yeux. Les premières escarmouches entre nihilistes et élémentariat ont déjà commencé. C’est une bataille sans merci et sans issue, parce qu’aucune des deux classes n’a d’avenir négociable, en dehors de la disparition de l’autre. Il n’existe apparemment pas de classe médiatrice possible qui pourrait servir de nouvelle classe dominante…
Une diminution de la population humaine, ce rêve des nihilistes eugénistes, désormais proposition ouvertement formulée par les logiciens, parce qu’estimée techniquement possible, économiquement justifiée, socialement viable et moralement admissible, va se transformer en cauchemar ; leur victoire totale aboutira à leur propre disparition : quelle étrange idée que de vouloir chevaucher le chaos : à la fin, il vous engloutit. Avant qu’il ne soit trop tard, et pour nous qui sommes le nombre, et pour eux, proposons à nos maîtres, pitoyables héritiers, leur reddition – ils suivront en cela le bon exemple des braves bourgeois de Calais – à moins qu’ils ne cherchent à se suicider!
H.G.H