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PERSPECTIVA CORPORUM REGULARIUM Appendice sur la clôture cybernétique

 

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N’errons-nous pas comme à travers un rien infini ?  F. NIETZSCHE

L’ adhésion à peine forcée aux mille liens de l’information – le nombre qui a pris possession de la vie -, renouvelée jour après jour, forme l’un des pans de l’existence du citoyen informé, l’enchâsse dans l’espace social des objets en tant qu’objet de manipulation, le ploie dans une soumission machinale, règle ses circulations et ses obligations, ses travaux et ses désirs, dessine les restreintes de son monde aplati et ses comportements, garantit la permanence de ses liens de dépendance, les multiplie, et dirige sa vie sur les quelques compensations prévues à cet effet, dont, désormais, il n’est de règle que de consommer l’espérance (a) de les retrouver un jour. Ces libertés en mille miettes, transformées en permissions promotionnelles offertes par la marchandise, que les gouvernements viennent de ramasser d’un coup, pour les restituer au compte-gouttes comme une récompense – plus tard, beaucoup plus tard, si le citoyen informé accepte d’avancer sagement, aujourd’hui, les yeux fermés vers l’abîme de désolation qui s’ouvre devant lui, hostile comme un bloc en béton armé au milieu d’une plage sans pavés.

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Pour le citoyen informé, son arrimage à l’information, par tous les biais possibles, assure en partie sa synchronisation comme élément de la société cybernétique, le constitue en composant normalisé de la domination, commande les amoindrissements de sa conscience et altère la qualité de ses perceptions ; ce sont tous ses sens qui ont été adaptés méthodiquement pour permettre son incorporation organique dans la méga-machine comme un appendice biologique modifiable et calculable, réductible à une simple quantité abstraite, un élément décomposable et recomposable à l’infini selon les boucles et les torsions du système numérique.

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La normalisation cybernétique de la survie opère sur la base de la réification bureaucratico-marchande, qui est son socle de déploiement et sa finalité. La société cybernétique s’est édifiée sur une vie qui avait déjà été appauvrie jusqu’à l’insignifiance par la logique marchande. Ce que reconnaît la machine, c’est avant tout le monde misérable de la marchandise, parce qu’elle en est le triste résultat et le seul avenir disponible. La société cybernétique ne règne sans partage que là où tout a été écrasé sur un seul plan : un individu ne devient un ensemble de données que dans la mesure où il a été précédemment plié dans les géométries de la servitude qui ont polarisé sa survie selon les exigences du Capital qui, aujourd’hui le considère comme une erreur à corriger, un chiffre à déterminer dans ses grandes soustractions, un consommable. La construction de l’étage cybernétique et de ses commandements affinés, proportionnels, était déjà plus que perceptible dans la seconde nature édifiée par le Capital, qui a, désormais, changé l’échelle de ses calculs et de ses abstractions réifiantes, tout en améliorant, par ses artifices sans magie, sa nouvelle nature augmentée pour en faire un monde clos, le seul disponible, – une fois de plus.

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Oblitérée de toutes parts par le déploiement des leurres de l’information qui sont l’une des plus éminentes concrétions de la société cybernétique – sa pollution centrale, celle qui couvre l’ensemble de ses falsifications et dégradations – la présence au monde du citoyen informé, dans la grande broyeuse du Capital, s’est diluée en une série de signaux simplifiés rapidement identifiables par leur succession prévisible dans un ensemble réduit d’ambiances avariées. « Les critères qui semblaient d’importance pour distinguer un homme d’un autre se sont effondrés. Le caractère d’unicité de l’intériorité humaine a disparu : soumise à une gamme d’expériences terrorisantes, elle peut être reproduite à des millions d’exemplaires dénués de qualités intrinsèques. Les processus de l’épouvante scientifico-marchande ont contribué à faire des hommes quelque chose de comparable à des grains de sable, ou à un liquide ; choses qui ont pour caractéristiques d’adhérer rapidement aux formes qui leur sont données. Dans les terribles balances de leurs maîtres, les hommes et les choses pèsent d’un même poids. » (b).

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L’information est une pièce essentielle dans la mobilisation continue des émotions et des passions au service de l’économie ; elle contribue à leur mise au travail dans le tamagushi géant de la société cybernétique, que le citoyen informé alimente en permanence de ses désirs, de ses émotions, de ses passions, de ses actions les plus dérisoires. L’information permet leur arraisonnement mercantile, l’aggrave, l’accélère, règle leur suivi comme des physiciens calculent les trajectoires des atomes dans leur laboratoire ; l’information contribue également à leur épuisement prévisible dans les innombrables facéties du génie sociétal – les actions algorithmiques de la sphère numérique qui permettent les auto-ajustements et les mouvements du complexe cybernétique pénitentiaire ; elles accompagnent le processus continu d’analyse numérique de l’existence, comme un corps balistique se recale toujours sur sa cible, avant de la rejoindre et s’y substituer.

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L’information atteint une sorte de perfection quand, de conséquence, elle prétend devenir cause dans ce monde. Sa réussite est de tout renverser au profit de l’aliénation, depuis les plus infimes mouvements de l’âme et du corps jusqu’aux révoltes. Elle les suscite parfois quand il lui faut lever les obstacles auxquels se heurte la société cybernétique dans sa progression vers son stade terminal : l’homme devenu matière première, pour d’inédites extractions matérielles et psychiques ; et projection de la machine qui le recrée, le colonise en contrôlant jusqu’à son processus de reproduction, en surveillant ses accouplements, en modélisant ses processus cognitifs, en les reprogrammant.

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L’homme traqué et assisté par les systèmes automates de la machine n’a pas d’autre destinée que de voir l’ensemble de ses activités imprégnées par les diktats cybernétiques ; ils surgissent comme des impératifs moraux qui couvrent les choix hors-limites de la machine d’une pellicule éthique. Ce n’est plus une plaisanterie de dire que le citoyen informé peut exécuter un ordre avant même que son maître le lui donne, puisque les calculs et prévisions de la machine lui ont accordé, sur lui-même, une avance : ses choix sont déjà là, effectués avant même qu’il ne se les formule vraiment. Sur ses véritables besoins évaporés en cours de chemin, la machine en accroissant sa vitesse de croisière a multiplié les siens, de manière exponentielle, qu’il est tenu de satisfaire avec compulsion.

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L’ambition Benthamienne d’Etienne Dumont, dans son ultime réécriture du long tract publicitaire vantant les mérites du Panoptique, s’est accomplie : la société cybernétique, bâtie comme transparente, « accomplit le vœu de ce vertueux Romain qui aurait voulu vivre, dans l’intérieur de son domestique, sous les yeux du public ».

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La domestication cybernétique procède par des doses de violence infinitésimale : mieux qu’un coup de marteau, c’est une multiplicité de coups d’épingles qui sont infligés sans terme, pour graver les lois de la société cybernétique dans l’esprit humain, dont la première consiste à ne plus percevoir le panoptique cybernétique, sinon par fragments et détails sans liens logiques entre eux, comme une suite d’ombres désarticulées dans un paysage sans profondeur et sans angles morts.

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Dans la société cybernétique la violence est devenue incommensurable : elle se coagule en chacun de ses points d’une manière insidieuse ; elle est le panoptique lui-même et son gouvernement, chacun de ses chiffres, son chiffre, le premier et le dernier des arts, les autres n’étant que de piètres plaisanteries de substitution ; diffuse et toujours présente, la violence est devenue invisible et machinale ; elle est aussi une menace permanente qui se matérialise par de soudains actes de terreur, apparemment irrationnels, inexplicables si l’on s’en tient aux versions officielles. Non-perçue pour ce qu’elle est par l’élémentariat, qui veut ignorer les véritables donneurs d’ordres, tous les gouvernements la jouent comme un recours dans la plupart des domaines où ils doivent intervenir ; souvent maniée par les maîtres, les habitants du panoptique l’identifient comme un danger venu de l’extérieur et une grossière tentative de bouleversement des lois fondamentales de leur paradis que d’incroyables ennemis veulent détruire ; paradis qu’ils acceptent de suspendre pour leur défense. Utilisée comme une régulation homéostatique du système, car celui-ci s’effondre à la même vitesse qu’il s’élabore -c’est d’ailleurs l’une de ses lois- la violence, qui trouve des expédients toujours plus extraordinaires et inattendus, est aussitôt niée par les insoupçonnables ingénieurs de la surveillance totale. Ils ont bruyamment signé toutes les chartes sur toutes les libertés, lors des spectaculaires semaines de bonté de la machine, où s’agitent les criquets du progrès ; et quand la violence est reconnue par le gouvernement de la machine, elle est dénoncée comme étant l’élémentariat lui-même – la part diabolique de l’expansion numérique qui s’épand sur la vie expropriée : une bulle dans une coulée de boue – une mise à niveau.

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Dans l’universelle usine cybernétique, où nous glissons tous, comme le seul dénouement envisageable du capitalisme, puisqu’il semble que tout autre chemin soit impraticable selon les sûrs témoignages des gouvernements de la marchandise, l’homme est l’opérateur de sa transformation en organe spécialisé de la machine et l’objet même que cette machine est tenue de débiter et de célébrer jusqu’à l’absurde.

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Dans le grand bal mimétique de la marchandise, où tous tourbillonnent, en essaims de chiffres, vers le bas de l’enfer cybernétique, après s’être convaincus de n’être rien de plus qu’une des fonctions biologiques de la méga-machine, l’information s’impose en tant que ciment social qui lie les monades ; elle contrôle, comme Procuste, leur survie en leur assignant sur l’échiquier de l’esclavage, positions et déplacements, relations et réunions, travail et revenus, afin qu’elles ne sortent jamais du champ gravitationnel de la valorisation bureaucratico-marchande, qui est leur seule demeure permise, leur sépulture au temps de la mort de l’homme.

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L’information donne le schéma directionnel des adaptations successives du citoyen informé à son malheur, son devenir-chose où les objets et les hommes sont malaxés en une unique substance embastillée dans le tambour du panoptique électronique. L’information raconte froidement à ses servants la qualité toujours insatisfaisante de leurs services – peut mieux faire – dans la termitière ; et la suite de leurs affectations prévisibles dans les stratégies de l’utopie-capital. Ainsi il leur est ordonné d’être malade ici et en bonne santé là ; d’être d’aimables protestataires intégrés avec l’immonde Zopire Onfray à Babylone, en attendant que vienne la vaccination perpétuelle, ce certificat de civisme qui permettra l’accès aux résidus de l’espace public et, peut-être aux emplois publics, avec le terrorisant d’Etat Véran ; de déclarer sur l’air de la liberté leur amour de la tyrannie ; d’être originaux quand ils réclament les chaînes supplémentaires forgées et assemblées spécialement à leur intention (cf : l’écologisme et l’ensemble de ses variants ) ; de vouloir ceci plutôt que cela et de le défendre comme s’il s’agissait d’un choix fait en toute autonomie.

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L’élément ne vaut que par la somme de ses positions et de ses variations autorisées à l’intérieur des strictes limites que lui impose la société cybernétique ; ce sont des nombres, des chiffres, des signes qu’il est tenu de collectionner sans trêve, sous le regard des contrôleurs du syndicat de la machine ; c’est la seule richesse qui lui est permise : produire de l’information dans la stabulation numérique pour entretenir le feu continu des processus de systématisation de la servitude.

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La société cybernétique ne progresse que par les masses qu’elle rassemble aux endroits précis où elle sait qu’elle peut les amener segment après segment pour les écraser à peu de frais ; la société cybernétique ne vit que de la division de l’humanité poussée à l’infini. L.G.B.T.Q sont, à la fois, les premières lettres de son immatriculation au registre des désastres de la marchandise, et un sûr témoignage sur les invasions barbares de la logique relationnelle ; en sont un autre les multiples sauts dans le vide effectués par l’avant-garde cybernétique du syndicat de la machine, là où celui-ci veut améliorer les rapports de production qui font la saveur des affranchissements de la société cybernétique. Pour la jeunesse la plus sérieuse et la mieux conduite par ses joueurs de flûte – les esbrouffons de la société cybernétique et leurs chapelets de chimères récurées -, les agrandissements de la machine sont devenus la passion politique qui les dispense d’exister en dehors de son cercle fonctionnel ; ils ne parlent pas d’autre langue que celle de la machine  ; ils l’écrivent aussi, en bonne discipline dans les périodes de réjouissances – assis, couchés, debout. Le pavillon couvre la marchandise.

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Les circulations précipitées du citoyen informé entre les différents lieux de son aliénation dans la sphère cybernétique donnent les coordonnées exactes de la totalité de son travail, la façon dont il exécute ses tâches, de l’exacte conscience qu’il doit avoir de son exploitation, de ses mises au point ; et des représentants qu’il se doit de choisir, parmi ceux que ses maîtres lui ont désignés, pour marquer ses enthousiasmes ou ses déceptions voulues, dirigées sur les quelques cibles de décharge présentées. Dans les liens toujours plus resserrés de son esclavage, chaque trajectoire parcourue par la monade – les tours de vis, au sens littéral de cette expression – est une manifestation de sa mise à mort dans les meules dissociatives de la société cybernétique.

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L’information est un déchet de la désintégration des rapports sociaux (c) que la marchandise a façonnée. L’information s’avère une satisfaction hallucinatoire du besoin de rencontre quand toute vie sociale est tenue dans les réductions hygiénistes de la logique relationnelle – une existence pulvérisée, engluée dans l’océan des spécialisations et de la fonctionnalisation, quand travail et vie fusionnent. L’information règne exactement là où toute véritable expérience est devenue impossible, où tout langage commun s’est effondré dans les jacasseries interminables de l’approbation, quand toute communauté possible s’est dissoute dans le bain d’acide des liens synthétiques de la marchandise et de son emploi du temps – le hamster dans sa roue.

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Le rapport entre l’homme et ses outils, renversé depuis longtemps au profit de ces derniers et du syndicat de la machine, qui intervient sur tous les plans de la vie afin que son irrationnelle complexité soit détruite sans retour et se réduise à ses duplicatas analytiques, à ses ombres informationnelles, a trouvé dans la société cybernétique son aboutissement, son Ultima Thulé : l’espace social des objets structuré par la logique relationnelle, forme prépondérante du rapport à l’autre et au monde dans une usine disloquée à l’échelle de la planète ; un camp de travail où il est entendu que celui-ci s’est perdu, enlisé dans un réel en constante dissolution. La distanciation sociale forcée décrit non seulement la perte du contact vital entre les humains, mais aussi sa reconfiguration dans la marée équinoxiale des objets ; ils sont non seulement des interlocuteurs, mais déjà presque humains.

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Les métamorphoses du citoyen informé qui, en se décomposant en informations se transforme en élément de structures mouvantes dans le kaléidoscope de la sphère numérique, indiquent ses états de fusion ou de fission au profit de la machinerie cybernétique – imposées et prévisibles, ce sont les fêtes obligatoires où l’individu déconstruit dans le jeu de la dissociation, jour après jour, rencontre la masse répressive ; ils s’engendrent mutuellement.

Notes éparses sur la nuit cybernétique

Jean-Paul Floure

NOTES

(a)« La marchandise « espérance » recouvre tout d’une manière indifférenciée. Il est évident que l’espoir d’être nourri, par exemple, doit être maintenu coûte que coûte, à seule fin de dissimuler que depuis un demi-siècle les famines ont fait leur réapparition au centre du système. Mais cette fois, il ne s’agit plus des anciennes famines que l’on peut voir à sa périphérie, où elles sont maintenues volontairement – elles sont l’une des arcanes de la domination. Les famines nouvelles procèdent plus insidieusement. La disparition réglée, dans les aliments, de nombreux éléments nécessaires à la vie, l’invention d’aliments dévitalisés issus de la seconde nature ont créé de gigantesques famines spécialisées, invisibles. Le marché des vitamines en témoigne : ce qui est absent dans la nourriture, les spécialistes de l’espérance font croire qu’on peut l’obtenir dans les pharmacies. De nombreuses maladies se développent conjointement à ces famines segmentées. La présence d’éléments toxiques dans la nourriture altère profondément le fonctionnement de l’organisme humain dans sa totalité. Beaucoup d’hommes recourent de plus en plus souvent à une assistance chimique pour se soutenir ; ce qui parachève leur destruction. La nourriture est devenue résolument moderne : ceux qui gouvernent cherchent, sciemment, à n’avoir en face d’eux que des êtres en carence. La progression de l’artificialisation biotechnologique est aussi un moyen de gouvernement, tant et si bien que les marchandises produites ne peuvent être consommées que par d’autres marchandises : il n’y a d’abondance que pour elles. » Sur le département des émotions, mai 2002

(b) Sur le département des émotions, Editions Birnam, mai 2002

(c) cf : Trois petites notes sur la société cybernétique publié sur birnam.fr

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