Birnam

ETUDE EN NOIR DANS UN MONDE TERMINAL

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« Mon fils, je sors d’un songe absurde et terrifiant.

« Je me donnais la chasse à moi-même et ne parvenais pas à me saisir.

« Les deux états que j’étais, mon sommeil et ma veille, ma vie et ma mort se poursuivaient et n’arrivaient pas se joindre, parce qu’il n’y avait pas de lieu.

« Quand tout à coup, au paroxysme de l’universelle terreur, je sentis que je gagnais de vitesse mon souvenir. Au même instant, j’abjurai à jamais, devant le rien primordial, tout souci de réalité. »

O.V. DE L.MILOSZ

Pour D.

L’espace prétendument public, ou ce qui était tenu pour tel, s’effondre sous nos yeux, et avec lui, la fameuse opposition public-privé. Le pseudo-confinement, mûrement réfléchi, du mois de novembre 2020, en est une excellente preuve. Il est une démonstration sans fioritures de l’existence de l’espace social des objets, de sa fluidité, de sa capacité à se glisser dans les recoins les plus obscurs de l’intime, à modifier ou à détruire sèchement tout affect qui n’est pas gouverné et saturé par la raison bureaucratico-marchande ; ne doivent circuler sur cet espace que ceux qui sont considérés comme des composants normalisés de la société cybernétique. Ils en donnent la preuve à tout moment, en se soumettant à divers calibrages et contrôles, qui ne sont pas tous policiers ; un portique sécuritaire dématérialisé guette chacun au pied de son domicile qui se transforme en une vacuole domotisée, informatique, simple prolongement de l’atelier ou du bureau, et dans de multiples cas révèle de remarquables potentialités pénitentiaires. La logique relationnelle qui consacre la fin de véritables rapports sociaux au profit du marché global, ploie la vie par une exploitation sans fin, broyée en une poussière d’angoisses informes, dont chaque fragment est mis au travail.

C’est une démolition de la vie quotidienne par en haut. Contrôles et surveillances accompagnent les actes les plus insignifiants de cette vie quotidienne appauvrie, réduite à errer dans le labyrinthe de protocoles ubuesques, inopérants, changeants, redoutables par leur capacité à engendrer une torpeur collective que rythment les oukases gouvernementaux dont la logique secrète se dissimule sous les formes de l’incohérence.

Les pratiques du pouvoir sont dissimulées par l’escamotage médiatique de tout but connu, vers lequel se dirige la société entière, les yeux fermés : l’indéchiffrable, l’énigme, le rébus, entourent l’ensemble des infamies commises pendant ce complot au grand jour ; c’est sous l’emprise de la peur, que chacun est tenu d’adhérer à chacune des versions officielles. Les décisions les plus importantes sont tenues secrètes, votées secrètement, adoptées sans délibération par une moderne société du 10 décembre qui s’est pliée à toutes les corruptions, et n’espère sa prolongation que de l’arbitraire, de ses impostures, de ses dévoiements ; arbitraire qui s’est fondu en un cercle secret semblant ne tenir son pouvoir que de lui-même, en apparence ; il est le représentant de ce qui ne peut ni ne veut se dévoiler dans l’immédiat, mais qui détient le gouvernement réel.

Sur cet espace de l’utopie-capital en rapide constitution, la loi n’a plus vraiment besoin d’être toujours écrite, et celles qui le sont, ont été systématiquement tournées au profit de ce qui est : elles sont réduites à leur noyau répressif. L’état d’urgence permanent permet de fixer dans le marbre de la parole les nouvelles lois scélérates, elles vont de la vaccination à la propriété, de la circulation à la vie intime : ce qui est répété deux fois est obligatoire.

Le citoyen, ou ce qui en tient lieu à l’époque des grandes braderies, est devenu une pure positivité dans un monde sans ombre : il est à l’image d’une cathédrale en feu au milieu de toutes les dévastations. Il est à la croisée de tous les tirs, son existence est le résumé d’un traité de balistique écrit dans la perfection d’un jour de grand vide.

Les sanctions ne sont plus consécutives à un acte délictueux, mais précèdent tous les actes d’une vie courante toujours en défaut : une culpabilité sans limites, métaphysique, devient l’élément naturel d’une existence vouée à se dénoncer elle-même, à s’émonder, à se purifier de ses mauvaises pensées et passions.

Dans cet enfer, qui a pour dieu le nombre, les désobéissances sont ramenées à des dimensions millimétriques dans l’enclos prévu, soigneusement sarclé – pauvre Kant – aux limites hérissées par les miradors d’une police de la pensée, « spécialisée dans la liberté d’expression », qui dessine la carte « des pathologies de l’intelligence » et ses délicatesses. Sur cet espace sans qualité, flottant et stérile, les apologistes de la servitude tiennent table ouverte en s’échangeant leurs colliers : toute opposition y est considérée comme une déviance susceptible d’un traitement de choc, l’expression d’une opinion indépendante y est assimilée à une « mise en danger » de la collectivité, le plus ridicule des actes à un sabotage. Parler de son cul favorise l’intégration, mais montrer son visage est une hérésie punissable.

Les multiples restrictions, supposées sanitaires, la construction balbutiante d’un état de pénurie simulée, sorte de décroissance autoritaire-expérimentale, qui court au-delà d’un simple capitalisme vert, afin d’aiguiser la consommation dirigée – la marchandise qui fait attendre ses bacchanales – sont encore des modalités de cet « espace de la mort vivante » dont il nous faudra dégager les quelques misérables lois clandestines qui le règlent.

Apparaissent comme les déterminants essentiels du territoire de l’aliénation, de ses rationalisations accélérées, sous le mince glacé purement décoratif de l’opposition privé-public, des lieux constitués de longue date : le chantier, l’usine, le centre d’expérimentation, les bâtiments secrets gouvernementaux ou transnationaux, les lieux de la bureaucratie… Ils sont entrés en résonance mutuelle grâce la machinerie cybernétique, et leurs périmètres ont été élargis à la société entière, sous le prétexte de l’état d’urgence. Leurs caractéristiques : on ne s’y déplace jamais librement sans une raison utilitaire ; la flânerie y est toujours sévèrement combattue et réprimée, les espaces fonctionnalisés et spécialisés, le temps divisé à l’infini sous l’empire du chronomètre, la vie soumise à la cravache du salaire. Ces morceaux de territoire du despotisme le plus franc contaminent désormais la totalité de l’espace afin d’élaborer le grand classeur cybernétique dans lequel la domination distribuera ses populations, si elle ne le fait déjà, selon de stricts critères malthusiens, dans une perfection de l’exploitation qui glisse dans le secret – ce qu’on ne voit pas n’existe pas.

La fusion rapide du policier et du sanitaire, combinée avec les innombrables métastases de la machinerie panoptique afin d’enserrer la totalité de l’existence dans l’emploi du temps et les liens inextricables, perpétuels, de l’économie marchande, nous mènent vers la réalisation du stade terminal du capitalisme – ou l’exil au centre du désastre.

Notes éparses sur la nuit cybernétique

Novembre 2020

Jean-Paul Floure

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