Birnam

SUR « LA PETITE BOUCHERIE » DU CHAOS, CONSIDERATIONS SUR L’AVANT-GARDE CYBERNETIQUE

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« A ce qui reste tranquille, il ne faut pas toucher. » Robert WALPOLE

Il nous faut marquer que l’existence en réduction que nous devons accepter et subir paisiblement, a été tissée dans le silence de la réification généralisée : le désert des déserts ; implantée de longue date, favorisée par les automatismes d’une fausse conscience qui s’est consacrée aux délices de ses aveuglements, cette réduction d’existence était couronnée depuis longtemps par un ensemble d’optimismes dénués de consistance, de petites histoires merveilleuses racontées par d’ingénieux et vaniteux crétins. Il ne fallait affoler personne, surtout pas la clientèle, encore moins la direction. Certains percevaient ces dernières années et d’une manière anecdotique, l’apparition d’un quelque chose à la limite de leur champ visuel, mais il régnait un ensemble d’interdits qui décourageaient toute analyse, d’insinuations qui paralysaient toute critique. Il y avait une obligation à laquelle ceux qui faisaient métier dans l’agitation du balancier politico-sociétal souscrivaient : ne rien voir venir. Rien de ce qui était écrit ou dit, ne l’était sans une consultation du fameux dictionnaire des mots interdits.

C’est l’une des grandes conquêtes de l’époque que le censeur et le censuré fassent corps unique, et partagent une même syntaxe, d’identiques préventions et de communes détestations.

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Par une longue habitude, sous nos latitudes, c’était l’insurrection qui venait, selon des modalités spéciales et un ensemble de promesses et de pratiques à faire fuir le mulet le mieux trompé de sa zadalouf (1). Une béatitude de mornes enfermés dans une burka mentale écartait radicalement toute autre possibilité jugée improbable, irrecevable. Un irréalisme de songe-creux, qui s’appuyait sur des monstres idéologiques certifiés par la matrice idéologique du Capital, des extravagances raides et verticales comme une guillotine – un appel au meurtre pour débuter dans la galerie commerciale en effrayant sa mère, une apologie du cannibalisme pour donner une touche de réalisme à l’apocalypse, une déconstruction du sexe des objets suivie d’une abstinence, une démolition de la langue pour célébrer les soudures de l’homme avec la machine, un achèvement déshumanisé dans la seconde nature, une régression assistée vers un néant quelconque -, conduisait le rasoir émoussé de leur ferblanterie sous-conceptuelle, triste épave d’une débâcle de leurs sottises, vers la sidérante conclusion : il leur fallait être absolument destructif, la libération de la marchandise l’impliquait. Nous espérions l’abordage, ce fut le naufrage – un enroulement sur le récif qu’ils avaient eux-mêmes érigé, puis sculpté, dans leurs jours d’enthousiasme perché.

Nous avons vécu d’extraordinaires dépassements selon les diverses et invraisemblables philosophies de Jobard l’Innombrable. Dans ce monde aplati, qui tourne à faux sur son axe bureaucratico-marchand, nous avons eu droit à des bons de réduction sur chacun de ses aspects. Leur centre était constitué d’un « n’existe pas » systématique, appliqué sur tout, faussement attesté : depuis la folie jusqu’au travail en passant par l’humanité, la classe dominante, le prolétariat, l’aliénation, l’Histoire, pour faire pièce à tout ce qui faisait, un tant soit peu, l’agrément – n’existe plus – des anciens jours de l’esclavage ; comme si un bandeau sur les yeux était le préalable à un masque sur le visage.

Nous avons vu des misères qui disparaissaient à force de ne plus être nommées, et d’autres transformées en objets de plaisirs.

Nous avons vu des abjections qui apparaissaient sous des noms usurpés…

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Sur l’échiquier de la contre-révolution par percolation mis en place par la police du désordre, les manipules échelonnés de la déconstruction et de l’hyper-critique, étaient dispersés tactiquement. Ils étaient comme un filtre où venait couler la ligne de feu du refus ; ne sortaient de ce tamis vers le pire, où tout ne faisait que fragments et veillait à le rester, que des dispositions à se coucher sous les schrapnels de l’idéologie, et la guerre de tous contre tous des amis lassés du peuple. Le célèbre acronyme L.G.B.T.Q… fut, et reste, l’un des noms de ce proliférant mécanisme de prévention, vite passé de l’expérimental à l’opérationnel ; c’était, pour laisser place aux subtilités rectilignes de la déshumanisation, une haussmanisation de la pensée réduite à des mouvements reflexes et basée sur les sévères géométries policières du ressentiment, soumise aux procédés rhétoriques d’une novlangue foisonnante, jésuitique, qui joue sur la pratique de la falsification, des rumeurs, de la calomnie, de la délation.

Cet accompagnement sous « faux drapeau » des « sélections vraiment rasantes » opérées par la logique marchande permettait l’ouverture de perspectives sur lesquelles chaque coup était ajusté à sa cible. Nous assistions à la création d’une sphère de la protestation virtuelle où rien n’avait besoin d’être vérifié, où une caricature de guerre sociale se résumait aux récits mensongers de généraux, dont le seul mérite consistait à tirer sur leurs propres troupes, pour se redonner du courage ; leurs victoires étaient imaginaires, et leurs défaites plus honteuses que la honte elle-même. Leur champ de bataille : la révolte ; pour l’égarer dans une déroute perpétuelle au service de la mégamachine.

Dans la sarabande des défaites prévisibles, les pratiques réelles de la logique marchande et de son gouvernement disparaissaient sous le scepticisme du gourdin qui débattait des universaux avec la matraque. Sous ce déluge de créativité rythmée sur l’air de la liberté, convaincues de leur passéisme, les résistances se sont amendées, le refus et la révolte ont été retournés sur eux-mêmes, et contre eux-mêmes. Démontés, catalogués, taylorisés, ils se sont résumés à un ensemble de moyens de manipulations supplémentaires de la vie et de l’existence. Ces moyens prolongent l’exploitation de l’homme jusque dans les tréfonds de sa vie intime devenue une succursale de la logique marchande où s’enlisent affects et pulsions sous la pression écrasante des nécessités de la survie. Ils se surajoutent à l’ensemble des contrôles et surveillances, qu’ils soient comportementaux, informatiques, où encore biotechnologiques. Ils sont un raffinement de la domination qui exige de ses employés qu’ils soient morts à eux-mêmes, qu’ils veillent par l’infini « travail sur soi », dont la déconstruction et l’hyper-critique sont de parfaits exemples, à ne jamais franchir les limites des zones de sécurité qui leur sont assignées dans l’universelle usine ; quand travail et vie fusionnent. C’est sans rire que les sirènes de la domination appellent leurs esclaves à la philosophie du « prendre sur soi » quand ils doivent subir un surcroît d’exploitation ; et, comble de perfection, à « cultiver leur personnalité » comme on trafique une fleur en pot pour l’adapter à une pluie acide.

C’est jusqu’au réduit biologique de l’homme qui a été conquis et dévoré par un processus de mutilation rationalisée qui l’a émietté en un agrégat d’éléments de la propriété bureaucratico-marchande, qui pose ses brevets. C’est littéralement que l’homme, devenu le prolongement biologique et l’instrument reproducteur de la machine ne s’appartient plus ; qu’il est agi par ses idoles aussi bien dans sa chair que dans son esprit. La mécanisation de l’existence et la biologisation de la machine constituent les deux faces d’une même destinée imposée par la loi de la valeur.

Le refus et la révolte retournés, devenus impersonnels, simples techniques de libération de la marchandise et de l’Etat ou, mieux encore, des marchandises comme toutes les autres, sont venus renforcer la dernière en date des transformations du capitalisme et son entreprise de mise au travail presque totale de l’existence. Cela valait comme un progrès, quand s’élaborait ouvertement une régression vers la barbarie d’un état de nature créé artificiellement : la société cybernétique.

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Au temps des pangolinades et palinodies engendrées par le « coronaruption » de l’économie bureaucratico-marchande, quand celle-ci réinitialise l’appauvrissement généralisé, coiffé et surveillé par son pyramidion cybernétique et renforce ses processus de mise en servage sur la totalité de l’espace occupé, où chacun est l’ouvrier d’une vaste usine dont la production centrale est la soumission de tous, où tous les emplois du temps sont conduits par cette obligation multipliée, il est vain de soupçonner la conjuration des camarades qui se trompent d’avoir été contaminés par une quelconque Chouette de Minerve affaiblie, décrochée de sa branche. Ils ont plutôt embrassé les chimères des laboratoires de la raison marchande, et appuient cette couche de servants lovés dans les arrondissements de la rébellion de la marchandise contre son encombrant appendice humain. Dans le crépuscule de la conscience, il est assurément malaisé d’établir « la distinction entre la mort d’un être humain et la destruction d’un objet », quand « l’homme connaît la fierté d’être un engin téléguidé, qu’un verdict économique peut éliminer à tout instant, quand on estime qu’il a terminé sa course utile » (2).

La construction de l’étage cybernétique de la logique marchande, qui n’est pas réductible, uniquement, à son aspect le plus spectaculaire, sa machinerie tentaculaire, doit avant tout son succès à cette inconscience fabriquée par « l’avant-garde anti-humaine sur les ceintures de chasteté de la prophylaxie cybernétique qui s’est donnée des allures de discours libertaires sur l’émancipation de l’humanité » (3).

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L’avant-garde cybernétique, intersectionnelle, ce cratère en fusion où ont versé les petits refus sans importance à la recherche de leurs mises en permissions garanties (4), ces substituts des vieilles libertés, nous dressait de la bête qui était là en plein milieu, un portrait rassuré, en somme, pour la distraire à l’attention. Les officiels de la fausse contestation nous la contaient par menus morceaux, d’autant moins inquiétants, qu’ils étaient choisis aléatoirement, et leurs ombres étaient agitées par ces vide-cervelles dans le brouillard spectaculaire, pour tourmenter ceux qu’ils prétendaient éclairer dans l’arène. C’était un marché à rebondissements, où chacun voulait sa part dans les grands éboulements des idéologies lourdes qui couvraient de leurs mensonges et falsifications la première période de la société du spectacle… Et nous avons récolté les abolitionnistes de la petite boucherie du chaos, leurs idéologies-minutes – un champ de navets littéraires -, leurs diverses célébrations du devenir-chose de l’homme.

Voilà ce qui prend fin avec le brutal lever du soleil cybernétique sur la colonie pénitentiaire réalisée et sur une seconde nature à peine reconnue : la salle des machines et ses prothèses, le travail hors-limites dans une société qui se réduit à une ubiquitaire et éternelle pointeuse, soumise de force à la logique relationnelle consacrant la fin des rapports sociaux. Elle borde le sommeil par les privations sociétales, et les déconstructions d’Etat. C’est un monde écrasé par un « nous » synthétique, d’une oppression massive qui engloutit dans son champ gravitationnel chaque « je » passant à proximité de sa carcasse, et le recompose selon les besoins de la marchandise – les demandes de la nation -, le structure selon ses découpages mouvants, en suivant les pointillés – les fourmillantes pseudo-identités de l’incarcération -, le conserve en permanence dans une présence aliénée qui éparpille sa singularité esseulée et affamée au milieu de la galerie des glaces.

Se dresse comme une épouvante : « l’épuisement passionnel par carence organisée » sur les territoires de l’urbanisme punitaire qui glisse vers son achèvement, et favorise une existence en tension d’une disponibilité totale qui se dissout dans ses attentes : le dernier des métiers ; la société cybernétique est une société qui a pour réputation d’être sans travail, selon ses sycophantes. Il est vrai que les conspirations de l’oubli se sont singulièrement multipliées ces temps-ci.

Notes éparses sur la nuit cybernétique

Jean-Paul Floure

NOTES

1- La revue confusionniste « Tiqqun » (Heidegger, Schmitt, Deleuze, Foucault, Junger, Haraway …), et ses multiples succédanés extrémistes d’avant-garde, comme un chien court après sa queue, a été un parfait modèle, avec son jargon d’époque. Ses modestes rédacteurs ont établi d’authentiques performances en de nombreux domaines, de véritables records jusqu’ici trop peu soulignés par leurs aficionados, quand ils considèrent cette verroterie aux reflets fanés, à la lueur des dernières évolutions sociales : « Analogue à sa vie entièrement privée, la mort du Bloom est un non-évènement. C’est pourquoi les protestations de ceux qui, un sanglot dans la voix, déplorent que les victimes de Kipland Kinkel « ne méritaient pas de mourir » sont irrecevables, car elles ne méritaient pas non plus de vivre ; elles étaient en deçà de la sphère du mérite. » Tiqqùn 1. Il y a aussi, dans ce numéro d’anthologie, ces perles traduites du Khmer rouge « Il faut prendre pour point de départ, et c’est sur ce plan que nous nous donnerons quelque chance d’affronter l’adversaire, que le travail n’existe pas, hors du système de représentations de la domination, c’est-à-dire qu’il reste à inventer par la guerre un autre mode de dévoilement de la réalité, la véritable communauté. » ou encore « au reste on ne sait pas non plus ce que c’est que l’humanité, ni même si cela existe ». C’est une lecture pour une maison de rééducation gouvernée par Saturnin Fabre, Alain Badiou, et consorts. Ragaillardis, ces Caliban sont sortis de ce cabanon comme depuis le fond d’une cervelle vide ; frais et invisibles, pour descendre sur le front de taille – la « sphère du mérite » qui s’est singulièrement rétrécie – une déflation ? – en ce temps de « coronaruption » de l’économie marchande.

2- « L’organisation contemporaine garde les stigmates de celles qui l’ont précédée et fait remonter à la surface les formes les plus effroyables qui marquèrent sa genèse : le cannibalisme est devenu technologique ; la torture s’est sophistiquée, et appliquée massivement, elle s’est normalisée et a été admise parce qu’elle n’est plus perçue pour telle sous la conduite de ceux qui manipulent la perception des foules ; l’expérimentation humaine pratiquée par les nazis a été banalisée et reconsidérée en tant que contribution scientifique.

Tout porte aujourd’hui, à l’époque de la désintégration de la conscience et de l’élévation de l’indifférence et du mépris de l’individu à la hauteur d’un « art de vivre » pour l’honnête homme de la barbarie nucléarisée, à faire disparaître la distinction entre la mort d’un être humain et la destruction d’un objet. La réification court vers son achèvement, l’homme moderne connaît la fierté d’être un engin téléguidé, qu’un verdict économique peut éliminer à tout instant, quand on estime qu’il a terminé sa course utile.

Ce cannibalisme technologique servi par ses grands prêtres dévore désormais l’ensemble des conditions qui ont permis sa naissance, et refait ce qui reste à son image.

On peut donc voir dorénavant la médecine assistée des techniques les plus modernes, réaliser pour le compte de l’économie la sentence que l’économie avait à l’origine prononcée contre l’homme : l’homme est devenu une marchandise, en kit ou en gros ; le vivant est brevetable. » Brèves remarques sur des catastrophes récemment survenues & les prochaines, mars 1989

3- « Ainsi que les premières expériences le démontrent, la « réduction du temps de travail » ne peut se résoudre qu’en accroissement de travail pour ceux à qui il a été réduit. Il a permis d’amplifier la gestion scientifique de la survie, grâce à l’emprise de la machinerie cybernétique du pouvoir totalitaire ; la taylorisation sortie depuis longtemps des anciennes usines, s’est diffusée dans l’existence entière, qui, sous le choc, s’est fragmentée en minces éclats, manipulables par les orthopédistes de l’âme ; la fusion homme-machine qui avait connu un stade d’élaboration sophistiquée dès le début du vingtième siècle est en passe de s’achever sous nos yeux avec la naissance des non-personnes ceinturées par les réseaux de l’électro-ménager de l’esprit ; tant et si bien que dans les couches les plus liquéfiées de la population, l’apologie extrémiste de l’avant-garde anti-humaine sur les ceintures de chasteté de la prophylaxie cybernétique se donne des allures de discours libertaires sur l’émancipation de humanité. L’objectivation marchande de l’homme, sa réification, l’a transformé en un être à l’intériorité planifiable, en une simple pièce de l’organisation. Sur l’espace de la « non-vie », « quelque part » disent avec assez de justesse, les fabricants de déserts qui dénombrent froidement leurs marchandises, la mise en conformité avec les directives de la survie organisée – ses lois du travail – débute toujours par la désertion de soi-même. C’est à ce prix que les assujettis du chaos final peuvent baliser de leur enthousiasme funèbre les différentes zones de sécurité de la marchandise. » Sur le département des émotions, mai 2004

4- Il s’agit « des permissions accordées par la marchandise, tolérées et encadrées par l’Etat, souhaitées et encensées par les médias, discutées sans fin par les leurres de l’hyper-critique, recommandées par les têtes prostituées des philosophies de l’ordre, utilisées par le personnel de l’aliénation comme amélioration des rapports de production sur les territoires de l’urbanisme punitaire, et comme sédatifs passionnels au moment des révoltes. Ces permissions accompagnent les pulsions du néant, et donc protégées. »