Birnam

LES OCCASIONS DE RIRE NE SONT PAS SI FREQUENTES (4) : une berline dans les toilettes sèches

 

Monsieur1,

      (…)« Vous aurez remarqué que je cite dans mon livre2 des auteurs de la critique de la valeur, de la critique anti-industrielle et de la critique des technologies QUI ONT EN COMMUN de croire qu´il serait possible, une fois débarrassé du capitalisme, de déterminer les « bonnes » techniques à conserver et les «mauvaises» à rejeter. Exactement les références que vous citez aussi. Or la notion de « réappropriation » est à mon sens problématique. Elle suppose certes une expropriation à faire cesser, mais elle suppose aussi quelque chose d´intact à récupérer. Il y a une sorte d’idéalisation de quelque chose qui serait authentique (le bon travail, le bon outil, le bon usage, les bons savoirs, les bonnes gens, etc.) et qui aurait été perverti par la société. Dans cette vision, le mal c´est toujours les autres. Ça ne tient pas la route, nous sommes de part en part formés par la société de marchandise, même quand nous la critiquons et c´est pourquoi la critique ne peut être qu´immanente sans pour autant céder sur la pointe (Robert Kurz insiste là-dessus à juste raison). Je démens qu´il soit possible d´opérer un inventaire des technologies dans la perspective d´un dépassement du capitalisme et je conteste aussi qu´il soit possible de parvenir sur ce point à un accord « démocratique ». Il pourrait certainement subsister des trucs épars et des connaissances avec lesquels une société post-capitaliste pourrait bricoler quelque chose de nouveau. Je ne pense pas que cela ressemblerait un tant soit peu à ce à ce que nous connaissons aujourd´hui. Mais je ne pense pas que ce serait l´affaire d´un choix éclairé et concerté, ou bien ce serait (une fois de plus) un choix effectué sur la base d´une expertise élitiste et déconnectée, une nouvelle dépossession. Nicolas Casaux vous a relancé exactement sur cette question dans l´entretien cité et vous avez à mon sens magistralement contourné cette objection (il se peut que votre dernier livre défende autre chose, je vous répète que je ne l´ai pas lu, et pour ce qui est des positions de Casaux, je ne les discute pas ici). Votre défense d´un outil simple et robuste nécessitant une sorte d´industrie de proximité me semble faire l´impasse sur l´intégralité de l´infrastructure et le problème sous-jacent et insoluble de l´énergie. Il ne faudrait pas trop idéaliser notre propre activité, sous le capitalisme tout est contaminé ! Ne me faites pas croire que votre petit panneau solaire va sauver le monde. Lorsqu´on met un seul doigt dans l´engrenage, on est foutu. Pour fabriquer une petite machine, il faut une autre machine, pour fabriquer cette autre machine il faut des matériaux géographiquement dispersés ; pour les extraire et les transformer, encore d´autres machines ; pour les distribuer, il faut des transports motorisés, pour faire tourner le tout il faut des quantités phénoménales d´énergie, nécessitant elle-même des infrastructures voraces, etc. Je n´ai quand même pas besoin de vous faire des dessins. Il est impossible d´en découper un petit morceau. Une petite machine, dans ce contexte, ÇA N’EXISTE PAS. C´est une espèce de projection faussement rassurante permise par notre habitude de penser d´une manière préformée par l’individualisme méthodologique, qui isole mentalement la gentille petite machine qu´on a sous la main et la pare de toutes les vertus que détruit le grand méchant système. Vous contournez cette objection en vous accrochant à votre outil convivial, mais je ne crois pas que ce soit tenable sans une bonne dose de subjectivisme égocentrique, qui fonctionne sur le principe : « Parce que moi je suis raisonnable et je connais les bonnes limites, tout le monde n´a qu´à être comme moi et tout ira bien. » Je ne vois pas ce qui permet de penser qu´on est plus raisonnable et éclairé que la moyenne ni que tout le monde doit suivre le même raisonnement que soi. En tout cas, je fais tous les jours l´expérience du contraire. Personne n´est capable de dire, une fois le doigt mis dans l´engrenage industriel et capitaliste, où doit se situer la « bonne limite ». Il y aura toujours quelqu´un pour dire que si on a déjà cette petite machine, là, il nous faut aussi cette autre petite machine, qui est très utile aussi, etc. On pourra s´écharper là-dessus jusqu´à la fin des temps. Votre référence à l´efficacité de certaines machines-outils que vous utilisez en menuiserie pour épargner un effort pénible est tout à fait convaincante (je n´ai pas une dent personnelle contre la machine et je n´ai pas une vocation à scier le bois à la main), mais il n´en reste pas moins qu´elle ne répond pas à ces questions et reste déterminée par des considérations instrumentales qui sont elles-mêmes issues du capitalisme. Et comme déjà dit, je conteste radicalement qu´il soit possible d´obtenir un accord démocratique là-dessus. Il y a là-dedans un fond d’autoritarisme habillé de beaux principes purement idéaux, qui prétend que si seulement tout le monde pouvait participer à la décision, alors le monde irait mieux. Je n´y crois pas. Je ne peux pas décider quelque chose de sensé concernant des produits, des matériaux, des flux, des activités qui dépassent mon horizon et avec lesquels je n´ai qu´un rapport instrumental. Je suis toutefois d´accord avec vous sur le fait que le « marxisme » traditionnel et productiviste s´est fourvoyé sur ce point et c´est bien pour cela et quelques autres raisons que je m´en suis éloignée pendant très longtemps, après avoir fréquenté justement des « marxistes » tels que vous semblez les détester autant que moi. Néanmoins, j´ai persisté pendant toutes ces années à me poser la question posée plus haut : pourquoi dans la modernité, et elle seule, on est condamné à une illimitation de principe, un tonneau percé, et pourquoi toute considération de limite est forcément vaine et réactionnaire ? Eh bien, sur cette question, je dois dire qu´aucune des réponses apportées par les différents moralistes de service, y compris les anti-industriels, ne m´a convaincue. Ils ne font que dénoncer, dénoncer, dénoncer. C´est la spécialité de PMO par exemple. Mais on ne dit jamais rigoureusement pourquoi et comment les choses fonctionnent ainsi. C’est une sorte de vision vaseuse du « capitalisme » : un peu de domination, un peu d´exploitation et un peu de mégalomanie, et ça nous donne le « capitalisme ». Cette approche est incapable d´expliquer de quoi on parle en fait. Et là je dois dire que revenir à Marx et à son interprétation par la Wertkritik a en effet été pour moi le moyen de répondre enfin à certaines questions restées en suspens, ce qui ne veut pas dire qu´on a réponse à tout. L´accumulation sans fin est au cœur de ce mode de production, elle est son moteur, et si l´on veut s´en débarrasser, alors ce ne peut être qu´entièrement et sans chercher à « sauver les meubles » (probablement même pas les meubles fabriqués avec vos chers outils en acier). Et si l´on prétend s´en débarrasser ou du moins le critiquer, il est essentiel de commencer par pénétrer son fonctionnement avant de le dénoncer du haut de notre indignation petite-bourgeoise. Il y a donc aussi quelque chose à mettre en cause de notre position subjective (la belle âme, comme disait Hegel). Dans ce contexte, personne ne peut prétendre avoir la « bonne théorie », on n´est pas dans la recherche d´un évangile, cependant il est indéniable qu´il y a des théories qui répondent mieux que d´autres aux questions qu´on leur adresse ! Toutes les théories ne se valent pas. Il ne suffit pas d´être contre quelque chose pour l´avoir théorisé d´une manière qui fasse avancer la critique. Si vous trouvez que votre approche est solide, alors vous devez répondre aux objections faites ici et ailleurs, sinon c´est une simple opinion. Quant à me taxer de « marxiste », vous faites erreur, je ne suis pas plus marxiste que Marx lui-même, qui a un jour écrit qu´il ne l´était pas. Il s´agit pour moi de comprendre le système dans lequel je vis et non pas de me cacher derrière des noms. Si Marx peut m´aider dans cet effort, merci, je prends, mais je n´ai vraiment pas besoin d´une « identité ».

Sandrine Aumercier, 18 juillet 2022

1 : Il s’agit d’une lettre adressée à Bernard louart dont on le contenu intégral a été publié sur le site Palim psao.

2 : Le titre du livre évoqué ici : « Le mur énergétique du Capital », version gauchiste de l’opinion dominante sur quelques thèmes à la mode.

 

 

     Madame Sandrine Aumercier, baronne de Palim Psao, psychanalyste de surcroît et techno-marxiste d’avant-garde d’un modèle très allégé, modernisée jusque dans son argot de métier, moins obtuse qu’il n’y paraît au premier coup d’œil dans sa recherche d’une concession spéciale dans un anti-industrialisme qu’il faut aseptiser et épurer de ses incapables, plus instruite aussi du monde déplorable qui la cerne de ses stupéfiantes diableries (1), et dont nous avons signalé sur birnam.fr les positions sans équivoque sur la pseudo-pandémie, vient de descendre de la montagne sur son cheval Ohé. C’est dans un galop de rattrapage, qu’elle nous fait part de son grouchysme radical : il concerne son exemplaire refus du monde-machine – la marchandise comme monde – dans lequel elle est immergée et nous avec elle.

     Elle marque, avec une proverbiale avance et quelques biaiseries sophistiques, les détestables méchancetés de la machine qu’elle pense défaire : c’est sous couvert d’une sorte de critique qui ne veut rien épargner de ce qui existe, et cela grâce au fétiche qu’elle vient de retrouver – sous son lit – après l’avoir transporté de colloques en symposiums (2). Et pour ne pas en rester à d’ineptes demi-mesures, a trouvé aussi quelques pailles de souillure en elle-même, qu’elle nous apprend imprégnée par les irrésistibles invasions mercantiles. Elle les subit quotidiennement ; elle nous les dit avec force, depuis son innocence compromise. Ce terrible sceau d’infamie voile parfois son esprit d’une aberration, quand nous lisons ses proses de guerre ; elle y met tous les charmes de son intelligence opérationnelle à convaincre son lectorat de l’existence d’un critère d’efficacité pratique, sous une forme éminemment palpable comme un vaccin, dont la révélation approche, telle une menaçante prévision de grande liquidation pour les inutiles de la néo-subversion. Il s’agit de juger et se débarrasser de la société industrielle et de ses immondices en se dégageant d’un subjectivisme hirsute et forcément individualiste-petit-bourgeois – comme disent souvent les chefs et leurs syndicalistes, à leurs ouvriers pris par le doute et les affres de leurs misérables belles âmes. Elle cite, accrochée à ce parapluie, Hegel, car de toutes les lanières c’est celle de ce knout qu’elle préfère, afin de dissoudre les opinions des amateurs dans les bains d’acide de sa stabulation conceptuelle.

     Nous n’avons donc pas pu ne pas céder au plaisir de citer un long extrait de son impeccable polémique avec le trop simple Bernard Louart, au sujet, somme toute, de la création d’une société cybernétique qui, à la Fin de l’Histoire, parviendrait paradoxalement à dépasser les machines, en recomposant le travail de l’élémentariat à partir de ses différentes et proliférantes marges actuelles – si l’on suit le point de fuite de leur inutile querelle entre poissons rouges du même bocal, chacun se rencontrant dans les ignorances et les prétentions de l’autre ; hormis l’irréfutable et indépassable seringue qui classe l’ensemble des pseudo-refus selon leurs performances collaboratives. Cette petite machine à piston, portée à tous les excès de la recomposition cybernétique de l’exploitation – la nouvelle normalité – couplée à une myriade d’autres machines, toutes plus fantastiques les unes que les autres, n’a appelé, pendant plus de trois ans, aucun commentaire désagréable, pas plus que « la politique des limites ou de restrictions »(3) mise en place dès les commencements de la fausse pandémie n’a pu susciter une quelconque réprobation de la part de cette raide militante anti-capitaliste qui, de la chose en cours, veut en « pénétrer le fonctionnement » sur sa table de dissection.  Madame Aumercier, prête à sacrifier jusqu’aux meubles de Bernard Louart en quelques coups de bec, a cependant apporté, et ses comparses avec elle, avec discrétion, une critique de soutien, bien moins que mesurée, à la société de l’injection en fermant pudiquement les yeux sur « le Coup du monde », ses successives mises au pas et les suites attendues de cette accumulation sans fin d’ignominies que nous ne comprendrons jamais assez. Ces athlètes du refus, dont elle fait partie, ont su ne pas déserter leur panic room et leur club tricot pour ne pas risquer leurs muscles délicats sur les terres torréfiées de la société cybernétique pour « hystériser » vainement, tels des gilets jaunes, sur d’aussi minces sujets qu’il nous faut oublier désormais ; et dont aucun enseignement ne peut être valablement tiré. Il ne s’agissait, entre autres fantaisies complotistes, dûment dénoncées par des petites meutes de faux rebelles injectés qui ont su redonner du lustre au mot « salaud », que d’un surprenant renouvellement du principe de régulation du refus, accompagné d’une malheureuse épuration des inaptes à plus, et dans des cas extrêmes, d’une vulgaire tentative de dépopulation : l’inondation humaine étant le fléau des empires. Ces protestataires garantis grand teint ont préféré se réserver pour des tâches autrement ardues et utiles dans le cercle des universités et des médias où leur a été réservée une piste cyclable pour transporter vers leurs utopies carrées, leur refus sans poids et leurs concepts gonflés à l’hélium. La critique de la valeur, qui s’est, au fil du temps, décolorée autour de quelques noyaux de vérités ramassés sous un arbre de la connaissance récemment bûcheronné et débité en algorithmes pour économiser les chutes, doit rester pure de toute compromission dans un monde où le travail est réputé en voie de disparition, autant que la lutte des classes, selon les plus récents calculs et soupçons de cette douane volante des opinions qui tourne au ridicule dès qu’elle touche le sol. Il est vrai également, que, depuis près de deux siècles, par une sorte d’accord tacite ou de secrète connivence, il n’est pas d’année où des docteurs en tout et de toutes les obédiences, titans de la critique apologétique, chacun ratissant son segment de clientèle avec méthode, seuls capables de telles imaginations, nous promettent, pour le trimestre qui vient, la presque totale disparition de ce travail jusqu’en Chine. Et cela grâce à l’élaboration et l’adoption régulières de nouveaux systèmes de machines et d’organisations – qui, par un phénomène inexplicable, généralisent et diversifient le travail, permettent un déploiement et une intensification toujours plus complets de la méga-machine ; et, sous toutes ses formes, de l’insondable misère qui l’accompagne perpétuellement. Il y a une évidente inconséquence et une grossière indécence à disserter sur la méga-machine quand on s’est rendu, sur de nombreux points, à ses raisons et ses pratiques.

     De cette société-machine, totalement incorporée, vers laquelle nous glissons avec régularité depuis plus d’un siècle, et dont le règne dispendieux et mal calibré des machines des premières générations n’aura été que la maladroite et catastrophique ébauche, il reste encore, à cette représentante du syndicat des anesthésiés en colère, à définir les principaux caractères politiques, sociaux et économiques, esthétiques et culturels, entre gens de bonne compagnie ainsi qu’il se doit. Le populaire, toujours chaotique dans la poursuite de ses volontés et désordonné dans l’accomplissement de ses désirs, est, bien sûr, exclu de ces débats car il n’inspire en ces matières aucune confiance et aucun espoir à ces techniciens du refus qui le décrivent, presque tous, comme une éponge saturée dans l’océan des objets, et depuis Sirius comme le rassemblement haineux des hommes effrayés. Maintenant que l’étage cybernétique s’est installé utilement en multipliant durablement ses désastres et ses contrôles, ses inédites famines et ses limites (4), ses chasses réservées et sa nouvelle police, ses gouvernements secrets ou parallèles, nous tenons à souligner, de ce peuple, l’extraordinaire modérantisme quand il s’agit d’aller travailler et les invraisemblables gratifications, presque illimitées selon ses patrons, qu’il exige pour les tâches sans gloire qu’il effectue obscurément dans les ombres d’une conscience réputée éboulée selon ses directeurs informés. Ce sont des éléments  qui ne sauraient subsister longtemps si leurs maîtres mollissaient dans leurs convictions, et suspendaient provisoirement et expérimentalement leurs différentes polices ; si l’axe du monde parvenait à basculer miraculeusement rien qu’à le regarder s’effondrer sur les écrans avec pour seule arme la faiblesse d’y croire – une illusion au sens freudien.

     Cette nouvelle définition ou théorie spéciale, dont nous voyons ces derniers temps les diverses annonces, ne saurait tarder à être diffusée, sous sa forme complète, comme on tient dans une main un gourdin et dans l’autre un compas, par ces logiciens, lointains et misérables descendants des matérialistes bourgeois. En effet qui va-t-on convaincre de monter librement le bois chez ceux qui n’ont pas la vocation de le scier et veulent cependant se chauffer en refusant d’entendre le bruit des tronçonneuses ? Et comment  convaincre la chiourme de travailler en multipliant ses douleurs sans salaires ?  Sur la base de quels ingénieux subterfuges pataphysiques ? Avec quelles incontestables injections ? Et dans quels cambodges sociétaux ? Le débat reste ouvert entre gens bons. Madame Aumercier, ingénieur du possible, ne nous dit rien, pour le moment, de ce grand mystère, alors que tout semble se perdre, et le démantèlement brutalement raisonné du capitalisme devenir l’apanage spectaculaire des cybernéticiens et des récurés de l’écologisme intégré… S’il faut, parfois, laisser tomber la sonde de la pensée dans les ténèbres de l’avenir, les vérités qui peuvent s’en échapper sont du nombre de celles qui ne tolèrent que les lueurs fugitives du crépuscule.

Jean-Paul Floure, 25 septembre 2022

NOTES :

1-« La valeur c’est le mâle. » à ce qu’il paraît selon l’une de leurs walkyries proposant un renouvellement des anciens boucs émissaires du Capital.

2-Cf : « Délire de critique » birnam.fr

3-Cf : « Nature morte automate » birnam.fr

4-Nous devons reconnaître qu’effectivement les limites de Bernard Louart n’ont rien de progressistes, quand celles de Madame Aumercier ne sont en rien réactionnaires. Un petit pull de plus.