« Ce n’est pas Catilina qui est à nos portes mais la mort… » Salluste
Il nous faut noter ici, comme un préambule à la nouvelle époque de la société de classe qui vient de s’ouvrir, qu’un nouveau vieux monde a souvent remplacé un vieux monde, et que, par un incompréhensible paradoxe et au grand dam de ses contempteurs, en dépit de leurs prédictions alarmistes, ce nouveau vieux monde perdure pour le pire. Pour le dire avec ironie, cum grano salis : tous les anciens nouveaux mondes n’ont jamais tenu que par leurs effondrements successifs, aussi rapidement oubliés que le paléolithique, l’Age du fer, ou la fin dramatique de la république romaine. Il n’y a rien de plus durable dans le monde que ses effondrements successifs et ses vieilleries toujours prolongées en misérables nouveautés promotionnelles. Le passage de la démocratie formelle et bourgeoise à un système de gouvernement mieux calibré et qui est l’expression fidèle et déchaînée de sa base économique, détenu à son sommet par une oligarchie héréditaire ou en passe de l’être, déterritorialisé, aggravé par son côté techno-scientifique, néo-comtien et autoritaire en est une illustration, parmi les meilleures. Cette oligarchie, dont la maffia n’est que la caricature extra-légale et le singe autorisé, s’appuie sur une vaste nomenklatura administrative, équipée, intrusive, proliférante et rapace, et sur un ensemble de polices contrôlant la plupart des oppositions pouvant se constituer ou se constituant. Ces polices, dont la plupart sont de création très récente, se développent d’une manière hyperbolique et accélérée, en lien direct avec l’ensemble des instruments techniques de la surveillance et du contrôle dont elles sont le complément obligé. Elles ont pour mission de prévoir ou de reconnaître ces oppositions, de les susciter, de les orienter, de leur donner un contenu désamorcé et une forme acceptable pour le groupe dirigeant ; ou de les criminaliser et de les psychiatriser le cas échéant, de développer autour d’elles des cascades de rumeurs et de calomnies. Il s’agit de fournir à cette opposition qui doit rester informe, en fonction des intérêts du groupe dominant, une représentation manipulable et opportuniste, courant de défaites en défaites dans une impuissance programmée et pilotée par les fameux ingénieurs du possible dont l’espèce s’est singulièrement multipliée ces derniers temps et qui incarnent la pensée secrète de la domination. C’est en somme un ensemble foisonnant de groupes concurrents dans le parasitisme et le partage de la plus-value, mais également, au-delà de ces différences superficielles qu’elle nous surjoue, une classe dominante soudée autour d’un principe unique. Cette classe s’autorise, dans sa conservation, tous les débordements possibles, aussitôt légalisés par ses escadrons juridico-politiques, son parti médiatique (1) et ses commissaires politiques.
Le capitalisme n’a jamais été rien d’autre que le monde de l’effondrement – l’existence du prolétariat en est la preuve irréfutable et centrale autour de laquelle les autres faits, quelles qu’ils soient, s’organisent et prennent sens. La société cybernétique qui en est l’héritière, par antinomie (2) et pour réaliser le capitalisme encore plus complètement, toujours plus concrètement, ne nous a promis que de reprendre ce flambeau dévorant pour tout mener à son unique terme : l’exploitation de l’homme par l’homme – son étoile de Legrand – qui vectorise l’ensemble de ses progressions matérielles et de sa foisonnante production idéologique. Exploitation qui reste éternellement à restaurer, sinon à sauver selon ses idéologues repus, et que l’on retrouve, en tant qu’élément structurel plus ou moins dissimulé, dans chacune des inoffensives critiques partielles et séparées qui ont les faveurs de la classe dominante et de leurs médias, et particulièrement de sa partie la plus éclairée : les bonneteurs qui gèrent son perpétuel renouvellement idéologique, sa publicité, entraînent les jeunes pousses de cette classe à d’invraisemblables contorsions mentales dans une rébellion innovante et profitable, intégrée au Spectacle (3). Un exemple : le réchauffement climatique et son double, le climato-scepticisme comme réponse pseudo-rationnelle à ce qui se prétend une résolution scientifique et raisonnée du problème matériel apparemment posé par la survie de la société cybernétique et qu’elle tente de résoudre par les divers éléments de sa politique du bord de l’abîme. Nous sommes non seulement face à une fausse résolution des problèmes posées par la croissance du système, mais aussi et plutôt face à une véritable tentative du système d’accroître, de multiplier ses structures de contrôle sur tous les aspects de la vie. C’est l’une de ses obligations centrales et c’est par ce côté qu’il connaît désormais son plus fort développement. C’est ce que la société cybernétique a de plus en plus de mal à dissimuler et c’est cela qui est devenu d’une importance cruciale pour sa propre survie. Nous ne sommes pas face à un réformisme – un de plus – , il s’agit des procédés bien calculés et prémédités d’une tyrannie qui ne se déguise même plus (4), soulevant en sa faveur ses collaborateurs, et qui nous mène, pas à pas et par ce biais, vers une version occidentale du crédit social, les récentes restrictions ayant une valeur éminemment pédagogique sur la partie la plus friable du public. Ce public, réduit à l’état d’utilité, ne se voit pas d’autre avenir qu’à l’ombre d’un pouvoir total à qui il a déjà confié une grande partie de ses libertés qui lui étaient un pesant fardeau, ou dont il ne faisait plus usage, en échange d’une existence allégée et engluée dans la grande numérisation : au nom d’une liberté abstraite qui supprime l’ensemble des libertés concrètes et dont cette liberté abstraite est l’antithèse. Conçue en grande partie par le système lui-même, cette publicité de lui-même accompagnant son irrésistible progression, décrite comme le sauvetage de tous et de la planète, dans un tintamarre de grands principes, et qui mobilise en permanence la totalité du parti médiatique, dans toutes ses composantes, il tente de l’imposer par l’intermédiaire de son opposition contrôlée, satisfaite de dicter au système les volontés de celui-ci ; comme si le fait d’accepter finalement d’opérer, sous une poussée prétendument populaire – une majorité truquée et idéologiquement corrompue – une retraite sur leurs propres objectifs était la seule stratégie disponible pour ceux qui viennent d’arriver à la domination mondiale et voudraient s’y maintenir coûte que coûte ; et de la faire accepter, par la suite, à l’ensemble des factions du conseil d’administration planétaire*, avec le succès que l’on sait et la force que l’on voit.
De toute les façons de gouverner, précipiter l’effondrement de tout et de tous, et consécutivement d’en contrôler la conscience permise, est devenu la meilleure des façons, techniquement la plus simple à mettre en œuvre quelle que soit la zone travaillée par cette logique d’anéantissement et l’ensemble de ses idéologies-minute qui la suivent avec zèle – un empoisonnement idéologique différencié selon les segments de clientèle à enfumer, à tenir dans la séparation. Cette logique fut la marque de l’ensemble des sociétés de classes, mais c’est dans la société cybernétique qu’elle connaît son acmé.
Il n’y pas d’Etat digne de ce nom qui pour durer n’ait utilisé, pour battre le temps comme les hommes, pour les régler sur son espace, les rudes lois de l’effondrement et de ses catastrophes, et peu importe le type de stratégie du désastre choisi pour nous mener vers l’utopie du grand chiffre. Et finalement nous dire que nous ne comptons pour rien et, avec une satisfaction sadique, qu’à la fin nous serons tous désespérément morts. Notre époque ne connaît plus d’hommes qui puisse dire sans mentir qu’il n’a pas connu des temps troublés et d’immenses destructions, à commencer par lui-même, compressé à l’état de consommable et de superfluité.
6 novembre 2022
birnam.fr
NOTES
- « Le parti médiatique qui est un parti transversal est né, en partie, de la décomposition presque totale des anciens partis politiques, maintenus pour quelque temps encore en survie artificielle et comme un maquis où le parti médiatique se dissimule et dissimule ses employés. Le but des partis politiques était de faire fonctionner et d’incarner le mythe de la démocratie représentative en créant l’illusion qu’il existait des instances de régulation des conflits entre les différents groupes ou classes composant la société. En réalité nous avions des représentations faussement conflictuelles des intérêts divergents des factions admises dans la composition de la coupole bourgeoise de domination, chacune prétendant parler, en accumulant mensonges sur mensonges, la langue du peuple. La fonction du parti médiatique est tout autre. Il règne sur une société pacifiée ou réputée telle où la politique, au sens classique du terme, a été éliminée radicalement. Le parti médiatique ne tolère aucun concurrent qu’il n’a pas lui-même consacré ou réduit à l’état d’épouvantail. Il fonctionne comme une inquisition : là où il dénonce l’Etat se renforce, là où il flatte se constitue une zone d’achalandage et une clientèle. Le parti médiatique s’acharne à faire disparaître ou à dissimuler tout conflit réel, et ne veut connaitre aucune opposition véritable – le peuple ayant été dissous, celui-ci ne peut et n’est autorisé qu’à se manifester sur un mode factice – le public, les consommateurs, les spectateurs … – et par une série de contestations profitables au parti médiatique et à son emprise sur une société atomisée : l’opposition contrôlée dont les leaders sélectionnés finissent toujours par avoir un emploi et une récompense, même médiocre, au sein du parti médiatique. Ce parti pénètre dans toutes les sphères de la société qu’il soumet à une idéologie en perpétuelle mutation – souple comme une crêpe, et consistante comme un bloc de béton. Il parle en permanence une langue unique : la langue des maîtres, et justifie chacune de leurs ignominies… » Notes éparses sur la nuit cybernétique
- « La société cybernétique » a surgi comme le développement et la continuation directe des propriétés essentielles du capitalisme en général. Mais le capitalisme ne s’est transformé en société cybernétique qu’à un degré défini, très élevé, de son développement, quand certaines des qualités essentielles du capitalisme ont commencé à se transformer en leurs antinomies ; quand sur toute la ligne se sont formés et révélés les éléments d’une transition du capitalisme à une structure économique et sociale supérieure. Ce qu’il y a d’essentiel dans ce processus c’est l’arrêt provisoire ou la tentative de ralentissement progressif et temporaire de la production marchande au profit d’une production massive de structures de contrôle…»
- Cette classe dominante en retourne les argumentaires ingénieux et spécieux, prévus et fabriqués de longue date dans les bureaux d’études de l’ingénierie sociale ; argumentaires singulièrement troués, toujours aux mêmes endroits. Elle les enrobe d’attirants idéaux, de lieux communs fabriqués à la chaîne, d’une morale fade et pleurnicharde, ennuyants comme une kermesse sur un coin de parking de supermarché. Elle les dogmatise en une sotériologie de la marchandise, une doctrine de son salut.
- Suivant en cela les recommandations du Conseil de l’Europe, la secrétaire d’Etat Sonia Backès a annoncé, très récemment, la mise en place, si elles ne le sont déjà, d’un ensemble de structures de surveillance et de contrôle de la population au motif de lutter contre le complotisme qu’elle assimile avec une fourberie bureaucratique, aux « dérives sectaires » : « Ce que l’on va faire concrètement, ce sont des assises sur les dérives sectaires et du complotisme. L’idée c’est de mettre un plan d’action concret afin de savoir ce que l’on doit faire, si l’on voit son collègue de travail touché par ça. A qui on doit le signaler ? Comment on doit agir vis-à-vis de lui ou de l’Etat ? Est-ce qu’il faut faire un numéro vert ? Est-ce qu’il faut faire évoluer la loi ? L’idée c’est de prendre à bras le corps ce sujet. » Nous retrouvons ici le but ultime de toute tyrannie : diviser la population en deux parties d’importance équivalente, dont l’une surveille l’autre.
*Digressions sur la société cybernétique, à paraître