Birnam

SUR LE DÉPARTEMENT DES ÉMOTIONS

 

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« Calculez tous vos gains, voyez ce que vous avez acquis par ces spéculations extravagantes et présomptueuses, qui ont appris à vos chefs à mépriser tout ce qui les a précédés, à mépriser leurs contemporains, et à se mépriser eux-mêmes jusqu’au moment où ils sont devenus réellement méprisables. » Edmund BURKE

Il nous faut admirer, encore, car elle atteint sa perfection, la division du travail dans la domination : il y a ceux qui lèvent des capitaux, et d’autres qui lèvent des émotions.

Les démonstrations de masse de l’inconscience informée, périodiquement organisées par les sentinelles de la soumission, sont l’une des techniques de la pacification sociale. Elles sont l’une des apparences que prennent les rivalités au sein de la classe qui domine la phase cybernétique-pourrissante du capitalisme. Dans le système de la marchandise parvenu à la domination totale de tous les aspects de la vie, les masses entraînées par leurs régisseurs ne peuvent, et ne doivent intervenir dans les affaires du monde que pour appuyer les prétentions de telle ou telle maffia de la classe invisible dans la défense ou la conquête, l’attribution ou le partage de larges pans du désastre. A la masse sous tutelle, le choix qui est offert ne consiste qu’à donner sa préférence entre les différentes versions du même cauchemar, qui s’accomplit tout aussi bien sans son avis, comme un mécanisme réglé – une fois pour toutes. Le renforcement de la classe invisible* est une entreprise populaire.

Décidées depuis le sommet de la pyramide sociale selon que les conflits en cours entre les diverses maffias exigent ce mode de résolution de leurs querelles intestines, ou parce que le gouvernement des esclaves implique qu’il ne faut point les laisser sans espoirs – car ne pas leur en concéder constituerait une forme de maladresse -, les démonstrations de masse ne prennent leur essor que si les degrés intermédiaires de la hiérarchie ont su élaborer le contenu manifeste susceptible de mobiliser, sans risques de débordements incontrôlables, de larges portions de la population. Ce contenu manifeste est spécialement fabriqué dans les laboratoires de « l’ingénierie sociale ». Stérilisé de toute négativité, il est présenté à la masse comme sa propre production. A cette fin, sont entretenus dans toutes les couches de la société, les multiples relais de la fausse conscience sous les déguisements professionnels les plus variés, dont l’essentiel du travail est d’orienter la masse sur les misérables alibis de la protestation falsifiée, et d’occulter ce qui se joue entre gestionnaires de la survie. Le but de leurs opérations de mobilisation populaire, ces contrefaçons de la révolte, est de dissimuler les calculs de la machinerie marchande, d’entériner ses résultats.

Le contenu manifeste des pseudo-protestations a ceci de remarquable, qu’il tend en permanence à incliner ses porteurs vers la réclamation des promesses de la marchandise – calme, luxe et volupté, ainsi que le promettaient les aboyeurs devant les portes accueillantes des ténèbres.

Au-delà des luttes pour le pouvoir qui sont les seuls conflits qui peuvent survenir parmi son personnel, et qui sont masqués par une série de misérables alibis, la classe qui domine le système de la marchandise vérifie son invisibilité, ainsi que celle du tissu de ses connivences réelles. C’est ici qu’interviennent les fictions utiles pour montrer au monde ses pseudo-divisions. Ce sont les multiples appareils bureaucratiques de dépression sociale et leurs innombrables satellites intéressés spirituellement et financièrement à la poursuite du consensus sur l’esclavage. Ce sont pour la plupart des organismes de conservation sociale hérités d’une époque antérieure dans la formation de la société du spectacle, quand celle-ci pour faire face à la menace de sa destruction, a dû consentir à ses esclaves, en échange de leur résignation, quelques vagues promesses de garanties qui furent rapidement suspendues, des psycho-marchandises pour que le sommeil des assujettis s’alourdisse, et, dans cette nuit surveillée, beaucoup de souteneurs autour de la misère, pour que chacun ait sa juste part. Aujourd’hui ces appareillages de la misère ne sont plus que des mécanismes de la marchandise, qu’elle utilise sans vergogne pour l’exposition pédagogique de ses raisons, chaque fois qu’elle impose à ses esclaves un surcroît de soumission. Ces rouages de la domination sont la propriété collective d’oligarchies de médiocres, cooptés par la machinerie du désastre, poursuivant ouvertement les buts de leurs véritables commanditaires industriels et financiers. A l’inverse de ce que veulent croire leurs dupes volontaires ou intéressées, ces organismes parasitaires ne sont pas leurs délégués infidèles auprès du pouvoir, mais plutôt les délégués fidèles du pouvoir auprès des assujettis perpétuellement encadrés, dirigés dans leurs moindres évolutions. Etroitement contrôlés, infiltrés par les services de protection de la marchandise et de l’Etat, jusqu’à n’être rien de plus que l’un des multiples services de surveillance du panoptique, retournés contre leur clientèle dont ils gardent la fausse conscience, ou qu’ils épuisent dans des luttes de substitution qui ne mènent qu’au renforcement voulu de l’aliénation, le rôle de ces comparses de la domination, est de maintenir intacte la croyance qu’ils sont les dépositaires autorisés d’une version humanisée de la catastrophe. Illusion qui est toujours rapidement démentie dans les faits, quand on connaît le fonctionnement de ces mastodontes du contrôle social servant à l’auto-promotion d’un personnel au front bas vers les strates supérieures de la hiérarchie, au travers de la concurrence de cliques de crétins et de domestiques, de stipendiés et d’inquisiteurs ; arrivistes sans grâce dont le bagage spirituel n’est fait que de mensonges vite éventés, de mauvaise foi, de censure ignoble, de calomnies sur ce qui vaut mieux qu’eux. Ils sont à l’image du monde qu’ils défendent. Il s’agit, avant tout, pour ces zélateurs du néant, de valider les apparences démocratiques des pseudo-débats du spectacle, où ce qui se fait admirer est la décision déjà prise dans les cercles occultes de la domination ; pseudo-débats où ces courtiers de l’exploitation ne discutent que sur les modalités d’applications des diktats de l’Etat et de la marchandise – ou comment casser la résistance des esclaves quand ils la subodorent.

La société marchande, si parfaitement différenciée dans sa propagande, et qui exhibe son monde à une clientèle, qui n’existe plus que par une sorte d’hésitation entre l’hébétude et le délire, comme une pluralité d’opinions, de groupes, de revendications, de marchandises, est en réalité profondément unitaire. Ceci se retrouve dans son gouvernement, ses techniques de propagande, et ses méthodes despotiques entourés du voile d’une légalité en putréfaction. Les organismes de pseudo-opposition sont l’une des arcanes de la domination. Ces bureaucraties de régulation du mécontentement sont l’un des pôles de la classe invisible. Il est assez fréquent, désormais, de voir un syndicaliste qui a débuté sa carrière dans la jérémiade subventionnée, la terminer au service d’un conglomérat industriel, d’une secte financière, ou dans les services de l’inquisition d’Etat. On doit remarquer que cette circulation interne des élites dans la classe qui domine s’opère ouvertement. A partir d’un certain degré atteint dans la hiérarchie du désastre, les frontières entre les maffias deviennent perméables. Les partis, les syndicats, les trusts industriels ou financiers, qui semblent concurrents, et qui doivent maintenir la fiction de la verticalité coûte que coûte, sont en réalité alliés, et constituent de puissants lobbies transversaux liés par des accords secrets ; ils constituent, en quelque sorte, le seul pluralisme toléré par le spectacle. L’unique travail des hiérarques de la gentry cybernétique consiste à étendre leurs réseaux d’influence, à respecter les lois d’airain de la marchandise, à les faire respecter. Les luttes internes qui surviennent aux points de contact entre intérêts divergents dans la répartition des bénéfices ne mettent jamais en péril l’équilibre général de l’édifice, mais favorisent le dynamisme de la régression permanente. Si les clientèles de ces centrales de la pacification sociale poursuivent, malgré tout, la vieille chimère de la « représentation populaire », quoique les preuves contraires s’accumulent autour d’elles comme les taux croissants de la radioactivité et les ersatz tératogènes de la chimie agro-alimentaire, les maladies nouvelles, et les marchandises d’accoutumance à celles-ci, c’est parce que dans les moments de décadence sociale où toute autonomie se perd, les cercles dans la complicités avec ce qui est, vont en s’élargissant, et la corruption spirituelle qu’ils entraînent avec eux, s’infiltre profondément dans toutes les couches de la société, jusqu’à briser les moindres velléités de résistance ; si bien que cet avorton de société apparaît comme une vaste coalition de corruptions en marche, devant laquelle il n’y a plus qu’à se coucher. L’organisation de la domination n’a de cesse que d’avilir la totalité de ses esclaves, en les amenant à se transformer en participants de l’aménagement de leur servitude, à devenir les sujets pavloviens disponibles pour les ultimes expériences de la catastrophe marchande, quitte à le leur reprocher amèrement ensuite, à n’avoir que des mécontentements planifiables ; et saisir les leurres que des mains secourables leur tendent, pour les satisfaire de peu, sinon de rien ; esclaves qui doivent sentir la tyrannie plus vivement lorsqu’elle les prive de leurs habituelles compensations, que lorsqu’elle les soumet, sans phrases, aux procédures du nettoyage cybernétique.

Là où la lucidité critique reconnaît les satellites de la domination, les innombrables partis de la marchandise, les organisations transversales des grandes compagnies, les services spéciaux de l’Etat, les mécontents qui s’estiment mal servis fantasment sur des garanties dont on voudrait les priver. Ils imaginent dans leur sommeil hypnotique, avec force détails tous plus saisissants les uns que les autres, qu’il existe quelque part des forces d’interposition qu’ils auraient élues pour que soit protégé leur incroyable bonheur allongé. Ils veulent garder, même sous les trous de la couche d’ozone, l’illusion que cette société est réformable. C’est une illusion nécessaire ; elle travaille exclusivement au service des maîtres-machinistes de l’effondrement des consciences. Ils vérifient ainsi leur clandestinité sous l’enténèbrement informatif, et, conséquemment, l’étendue et la profondeur de l’inconscience usinée de leurs sujets quant aux véritables causes de leur anéantissement, et ses mystérieux effets qui surgissent en cascades brutales. C’est une illusion encore plus nécessaire, qu’il faut conserver, quand les maîtres gouvernent des masses qui viendraient à se désunir de leur travail d’anéantissement, si elles venaient à être cruellement privées de leurs hallucinations dirigées. C’est enfin une illusion qui permet à l’épouvante scientifico-marchande de se prétendre désirée, et même voulue par ses victimes. C’est par ce trait particulier que les tyrannies modernes sont remarquables, et c’est de ce côté qu’elles ont enregistré les plus notables progrès, qu’elles nomment consensus, car non contentes de poursuivre l’exploitation de leurs esclaves jusque dans le réduit biologique de ceux-ci, elles n’estiment leur triomphe complet que lorsqu’elles prennent leur consentement.

Jean-Paul Floure

* « Quoique que nous puissions penser de l’existence d’une classe dominante, il semble que si une telle classe existe effectivement, son inefficacité est alors doublement dangereuse : elle nie sa propre opposition, et manque, par là-même, à la contrôler ». Pour reprendre une ancienne distinction : « Les maîtres forment un groupe, ils ne sont pas et ne doivent pas devenir une classe. Sous eux, les esclaves, masse informe, admirent. » A. Detoeuf. Ainsi que J. Bentham l’a démontré dès la fin du dix-huitième siècle, la classe dominante doit être invisible et insaisissable, afin d’exercer son pouvoir ; elle doit accomplir « le vœu de ce vertueux Romain qui aurait voulu vivre dans l’intérieur de son domestique, sous les yeux mêmes du public ». De là cette invraisemblable prolifération des instances d’administration et d’encadrement de l’esclavage – les « services de proximité sociale » dans le langage de la dissimulation – qui impriment à la survie une allure de collaboration sans honte. Dans le moment présent de la catastrophe, il semble que plus personne ne veuille être un chef, mais seulement paraître un rouage : la responsabilité diluée dans le mécanisme donne l’impression que la décision réside dans la masse tout entière, qui doit l’assumer par le jeu d’élections, diverses et répétées au profit du personnel permutable d’un parti unique.

Sur le département des émotions a été publié en mai 2002, la suite de ce texte sera publiée prochainement. Cette édition est spécialement dédiée aux pseudo-gilets jaunes : une tentative de transformer une révolte populaire en imposture méditée par toutes sortes de débris politiques de l’opposition contrôlée et intégrée, et quelques soutiens déçus de l’oligarchie.

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