Birnam

SUR UN ASPECT DU NETTOYAGE CYBERNETIQUE

 

Dans Tlön les choses se dédoublent ; elles ont aussi une propension à s’effacer et à perdre leurs détails quand les gens les oublient. » J L BORGES

C’est sans rire que nous devons, désormais, ranger la critique sociale – « l’étincelle qui cherche la poudrière » André Breton – comme une activité résolument passéiste, liée à plusieurs crimes dits de déstabilisation dans la société cybernétique, dont le goût pour la dialectique et pour l’Histoire n’est pas des moindres. Ce goût pour l’Histoire qui est central pour la critique (se souvenir, faire des comparaisons, rapprocher des faits qui paraissent lointains, établir des liens entre ces faits, dépasser les spécialisations convenues et tourner les réputations abusives entourées de leurs réseaux de faux témoins, prendre la mesure du nouveau, savoir ce qui est mort…) a été ridiculisé de manière définitive sous le terme « historicisme » par les partisans du positivisme logique, forme présentable et rassurante du légisme, qui, à la contradiction et au conflit, oppose les notions d’ordre et de système. La totalité de la société est définie, avant tout, comme une combinatoire de liaisons prévisibles, artificielles et contrôlables, transparentes, limitées spatialement et temporellement, fabriquées et fragmentables à l’infini, entre objets visibles ou invisibles, enfermés dans les sphères armillaires de la peur et de l’esclavage, dont certains – les pétrissables ou encore-humains – présentent des traits regrettablement irréguliers, mais cependant nécessaires à leur bon fonctionnement. Les légistes soutiennent même que cette illusion de différence, qu’ils nient avec finesse par ailleurs, quand ils se retrouvent sur Sirius entre eux, est d’une grande productivité quand elle est acclimatée dans leurs structures de dépassionnement.

La critique sociale visait à généraliser la conscience d’une société divisée en classes, en exploités et exploiteurs, en dominants et dominés ; et cette division, prétendument naturelle, persistance d’un état de barbarie sans cesse aggravé, n’est que transitoire ; à rebours, les légistes, cybernéticiens avec machines ou sans machines, enfermés dans le gourdin qui s’abat, élaborent des normes, des codes, des lois prétendument descriptives, détenues secrètement, et appliquées – on les croit – dans le cadre d’une pure objectivité équidistante de tous les intérêts en présence. A la classe qui supposait la guerre sociale entre des groupes antagonistes, la société cybernétique rêve de substituer la caste rigide post-historique qui ne prétend gouverner qu’une masse indifférenciée : tourbe agitée et dirigée par l’information, dans le cadre d’une seconde nature en réfection prolongée ; masse muselée par l’ignorance, coulée dans la logique relationnelle, ce travail hors limites qui a tout investi avec la tranquillité d’une contre-révolution attendue, quand elle ne fut pas souhaitée ainsi qu’un point d’orgue à l’exploitation de l’homme par l’homme et ses machines. De haut en bas cette société n’est plus qu’un jeu, toujours surprenant, toujours modifiable, de structures emboîtées : tout se dissolvant dans une série de cercles concentriques de participants. Autrefois il y avait des adversaires, désormais, il n’y a plus que des complices : la société cybernétique ne se connait pas d’ennemis, sinon des criminels à poursuivre devant ses tribunaux, quand ce ne sont pas des malades relevant de traitements inventifs s’élevant de modérations en modérations vers une cruauté toute de subtilités et d’incroyables calculs, légitimés par ses officiers de santé habillés en médecins. C’est une organisation rénovée de la vieille police qui veille à la réalisation de l’utopie-Capital, qui a su imposer ses analyses, et une sous-critique allégée qui est l’un des éléments d’une défense en redans de la société cybernétique (cf : le foucaldisme, et ses diverses impertinences et fignolades universitaires, journalistiques, clef de voûte rhétorique de la contre-révolution par percolation). D’évidence, il ne peut plus y avoir de prolétariat, sa fin a été tranquillement proclamée ; elle a suivi de près celle de l’Histoire. Ses bruyants exécuteurs testamentaires se sont réfugiés dans les plaisirs du relatif, ses infinis retraits dans les congères d’une prudente, mais sage, koutouzophie*, ajustée à une époque de débandade revendiquée vers cette zone géographique de l’aliénation où tous les culs-de-sac de l’Histoire se donnent rendez-vous, après avoir quitté la tente de l’absolu et ses austérités, toujours recommencées ; c’est la plus noire des conneries qui prête sa voix à une tyrannie qui ne vous reconnaît qu’une seule liberté, la plus grande : celle de vous taire, et de filer doux. Il y a des refus dont on ne veut pas savoir qu’ils existent, et des cris d’égorgés qu’on ne veut plus entendre.

A la conscience vivante, qu’implique la critique sociale, liée aux diverses tentatives d’une pratique de la liberté, à ses divulgations, à ses jeux avec le temps, à ses refus passionnés, à ses expériences, aux résurgences de l’humanité, à ses aspérités et ses discordances, à sa mélodie profonde, répondent le savoir froid et secret des maîtres, les postulats hypothético-déductifs des permissionnaires du néant -les métronomes de la servitude-, les technologies du pourrissement sociétal, et un optimisme de pousseur de caddy sur un parking au service du « grand métaphysicien », engluant l’élémentariat dans les marécages de la passivité : destruction du rapport au réel qui accule les hommes dans les impasses d’un cauchemar cotonneux, dislocation de la personnalité sous les contraintes de la marchandise, répression par dépression, création d’un effet de vide par la sensation d’une temporalité sans écoulement, un monde figé dans la répétition des mêmes lieux communs,  le flux déferlant des choses qui aboutit à un sentiment d’écrasement sans fin par lequel se manifeste la réification généralisée ; et tel un écho rapporté de toute part dans cette galerie des glaces, les râles immondes des batraciens de la domination revendiquant leur libre soumission dans la belle langue de leur époque – du morse sur la banquise. C’est par ces quelques traits – la liste des grandeurs de la sujétion au néant n’est jamais exhaustive – qui sont volontairement recherchés et imposés par les tenanciers du panoptique afin de désarmer tout jugement, que la critique sociale est une activité en voie d’extinction. Aussi suspecte que la marche dans la banlieue universelle, ou l’amitié, elle est soupçonnée d’être un facteur d’égarement par la nouvelle police, qui ne s’en laisse pas conter par la paranoïa ambiante, qu’elle gère sans trop d’inquiétude pendant l’édification de l’Etat cybernétique mondial ; des experts en psychologie l’ont définie comme une activité névrotique, et, dans l’attente d’un congrès de blanchisseurs, la reconnaissent comme une perversion de l’esprit. Les différentes polices politiques qui quadrillent l’espace social des objets, de leur « regard sans paupières », ont adopté à son sujet une position commune : là où la destruction des rapports sociaux est en voie d’achèvement, la critique sociale est tenue pour une activité complotiste, et donc elle est combattue spécialement quand elle se manifeste ; par l’isolement urbain, par exemple, la banlieue universelle présentant de remarquables caractéristiques punitives. Alliage du béton et des lois scélérates de la circulation, de l’informatique et du travail social, de surveillance politique et d’éducation à l’ignorance, de désordre calibré par les nouvelles polices pour renforcer l’ordre bureaucratico-marchand et de diffusion médiatique légitimant toutes les exploitations et toutes les dominations, des plus archaïques aux plus modernes, de fusion entre la protection sociale et le contrôle policier qui est l’un des grands résultats de la dislocation du « Welfare State »… Il paraîtrait même que cette banlieue, co-extensive au travail, n’a été déployée de manière uniforme que selon une exigence centrale : le maintien du travailleur dans les limites de son fonctionnement économique ; soit par l’organisation de journées de décharge émotionnelle issues du travail social de la contre-révolution sociétale – les fameuses permissions de la marchandise et de l’Etat que votre maître vous jette, rebaptisées libertés –, afin de tout rebattre au profit du panoptique cybernétique ; soit par des actes de terreur ciblées qui mettent en évidence les véritables centres de commandement, que tous connaissent peu ou prou, mais taisent.

Le collectivisme cybernétique désigne la critique sociale, et conséquemment l’ensemble de ses concepts dépourvus de véritables bases scientifiques et épistémologiques par ceux qui ont reçu la science au dépôt, comme un résidu archaïque d’une intériorité néo-koulak – le sourire du chat. Face aux nombreuses réalités déplaisantes qui le cernent, le citoyen informé du despotisme cybernétique est toujours invité à passer à autre chose, et vite, selon les modalités en cours dans la production et l’assemblage des fétiches ; centrés sur la marchandise, ils réactualisent, en permanence, un substrat de religiosité, et d’infinie crédulité manipulable.

Dans la société cybernétique, la disparition de la critique sociale est réputée consommée au profit du programme taylorisé de l’information. Là où la critique sociale établissait des rapports entre des domaines apparemment séparés, la société cybernétique fait prédominer l’expertise technique qui n’en finit jamais, et sa ronde infernale de détails sans importance, se déroulant à l’infini, et dont l’intérêt est inversement proportionnel à leur quantité en croissance exponentielle. C’est un produit hiérarchique qui dissimule la hiérarchie, sa pratique et ses buts, et c’est aussi une forme de pensée qui a fini par s’imposer comme réaliste à la majorité de nos contemporains qui préfère, à une pensée vivante, le formalisme des abstractions vides, reflets d’une vie dévorée par la logique marchande ; une vie absente à elle-même, dans un réel en constante dissolution, qui se manifeste, avant tout chez les managers de l’esclavage, par de sombres ruminations métaphysiques faussement subjectives – les bavardages de serviteurs aux insolences protégées, et aux dérogations morales encouragées et permises. L’expertise technique est également un genre littéraire garanti par toutes sortes d’autorités assez facilement identifiables par leurs buts, reconnue par ce qu’elle veut éviter, de force ou de gré. C’est une idéologie syllogistique, proie d’une unique obsession : la théorie du complot qui sature les raisonnements comme les craintes de tout ce qui fait fonction de chien de garde du capitalisme. Elle s’appuie sur un ensemble d’intimidations, de menaces, et, désormais, de sanctions très concrètes. Ceux qui la gouvernent ont su rendre convaincants ses praticiens : la diffusion couvrant toute vérité – rendue inutile par ce mécanisme – qui la commande détient la clef des innocences sur le marché des explications. Qui veut paraître sur ce marché, doit obéir à son cahier des charges, pour le label : « vierge de toute théorie du complot » qu’il appose sur son honteux gallifet** intellectuel, comme il coule un bronze. Toute carrière qui commence est à ce prix. Il lui faut manger de ce pain d’infamie.

Dans la société cybernétique beaucoup de choses, d’événements, ne doivent jamais être perçus, et encore moins prévus. Nous sommes entrés dans le monde de l’itératif perpétuel et des étonnements sur commande.

Jean-Paul Floure

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* « KOUTOUZOV : pour une stratégie destituante » Stéphane Hervé et Luca Salza, Lundimatin numéro 249, et pour une couche supplémentaire : « La critique au temps du libéralisme, un outil du contrôle social » par Dmitri M’bama, Lundimatin numéro 252.

**En mémoire d’un célèbre général, spécialisé dans l’humanitairie, ancienne version.