APOTHEOSE DU MACHINISME MORAL (1) * Une introduction au monde de la «logique relationnelle»

 

« Pour moi, Seigneur, je m’exténue sur cette recherche, et c’est donc sur moi-même que je m’exténue : je suis devenu pour moi-même une terre de difficultés et d’excessives sueurs. » Saint Augustin

« Il ne reconnaît plus personne, deux anges impitoyables qui viennent chercher son âme. L’un des anges se tient près de la tête et l’autre à ses pieds, ils se mettent à le fustiger jusqu’à ce que son âme misérable soit sur le point de monter. Ensuite, ils introduisent dans sa bouche un objet recourbé, dans le genre d’un hameçon, et ils extraient de son corps la malheureuse âme : on constate que celle-ci est noire et ténébreuse. Puis ils la lient à la queue d’un cheval-esprit ». Vie copte de Théodore

« Les propriétés et les facultés de cette conscience ne se relient plus seulement à l’unité organique de la personne, elles apparaissent comme des « choses » que l’homme « possède » et « extériorise », tous comme les divers objets du monde extérieur. » Georg LUKACS

L’émiettement de l’intériorité de l’homme entraînée par la marchandise a conduit l’esclave moderne à s’en remettre entièrement entre les mains de cette myriade de spécialistes qui l’entourent dans sa course aux ersatz de l’ère de la falsification. Il leur a remis, sans trop rechigner au labeur, son sort et ce qui lui restait de conscience ; et ceux-ci, qui désormais, se sont imposés comme le rapport le plus direct entre un homme et lui-même, parce qu’ils sont les contremaîtres de son évidage, lui revendent, pareil à un analgésique, l’interprétation des symptômes de sa souffrance, et la reconstitution du puzzle. Ils veillent à ce que toutes les petites énergies autrefois gaspillées soient utilisables. L’esclave, qui ne sait plus rien, doit écouter ses surveillants. Ils lui apprennent le nombre de calories qu’il doit ingurgiter chaque jour ; la durée du rire qu’il doit avoir, et sur qui il doit l’exercer ; le nombre d’enfants qu’il doit procréer, et selon quelles techniques il doit s’en débarrasser ; comment les élever en les confiant aux haras humains de l’Etat ; et l’exact degré d’humanité qu’il doit simuler dans ses rencontres. Sur l’espace homogène de la marchandise, l’homme s’est transformé en l’un de ses composants normalisés. Son existence contrainte à un processus d’affinage sans terme, afin d’être réduit à un jeu de signaux, simplifiés et calculables, rapidement identifiables dans leur succession prévue, ressemble à un emballage enveloppant une absence de contenu. Il n’est pas jusqu’à son sommeil, dont il ne retire qu’un épuisement supplémentaire, qui n’ait été contaminé par le travail, au point de le devenir, et que l’esclave réapprend sous la conduite d’experts ; ceux-ci après l’avoir dépouillé, l’entourent de leurs services tarifés.

A l’inverse de ce qui est couramment admis chez les thuriféraires de la marchandise qui couvrent l’accroissement de l’esclavage sous la glace de leurs déclamations, et font en sorte que ses adeptes s’imaginent se vautrer dans les joies et les plaisirs d’une liberté sans entraves, l’esclave moderne est celui qui jamais ne connaît le repos. Immergé corps et âme dans l’universelle usine, ses moindres activités transpirent le travail, depuis les denrées et les émotions qu’il consomme comme il les a élaborées, à la chaîne, jusqu’aux misérables vacances qu’il s’offre avec une délectation morose dans les décors insipides et effrayants de l’industrie des loisirs. Il simule à l’égard de ce bel ensemble une insouciante ignorance, car ayant été le complice de leur installation, il connaît forcément quelques-uns de leurs secrets de fabrication. Travaillant à aimer, parce que ceci est devenu l’essentiel de son métier, il préfère oublier le morne contenu de son bonheur obligatoire, qu’il file sans relâche. Pris dans le travail total, comme un insecte dans un bloc d’ambre, il attend que ses maîtres l’informent du peu de substance de ses plaisirs, de la toxicité de la marchandise, et à son tour, en suivant la cadence médiatique, tel un écho, il s’étonnera qu’on l’ait feinté avec une impériale aisance. Mais là, une fois de plus, il travaillera : la loi de conservation de la non-personne nécessite les successives massifications émotionnelles impulsées à date régulière.

Autour de l’esclave, la profusion de choses étranges et déjà familières, aussi empoisonnées les unes que les autres, ne sont que le reflet de sa vie dévorée par la marchandise. Autrefois, les lieux du travail étaient clairement identifiables. Des zones relativement épargnées coexistaient avec les enfers de la production, comme des bases de repli, hostiles aux urgences marchandes ; les lois du travail y étaient partiellement abolies, les rapports sociaux n’étaient pas intégralement façonnés par la marchandise. Aujourd’hui de sa naissance à sa mort, l’esclave ne quitte plus le lieu de son travail pas même pour dormir dans son « coin repos » après avoir ingurgité un « substitut de repas » dans son coin cuisine face aux ordures de l’agora électronique qui dégorgent leurs mouvantes orthodoxies.

L’esclave moderne n’a l’autorisation de quitter son poste de travail que pour en rejoindre un autre, pour s’exténuer en permanence devant ces fameuses machines à traire l’absence que ses maîtres lui présentent comme autant de gratifications offertes à son dévouement. De cet abrutissant équipement de la servitude volontaire, mis généreusement à la disposition de tous, des enfants aux vieillards, on peut dire que sa plus haute vertu, aux yeux de la domination, réside dans le fait qu’à son service exclusif, l’existence entière ait pu être parquée dans une vaste salle des machines.

On le sait puisque le roi « média » nous l’a dit, la main sur le tube cathodique, « que la télévision est extension du regard, le walkman une extension de l’ouïe, le joypad des consoles de jeux une extension de la main ». L’homme est devenu une sinistre plaisanterie que se racontent les machines quand elles considèrent leur encombrant appendice biologique. S’il faut admettre que nous possédons là de « nouveaux outils émancipateurs », il faut reconnaître que l’hostile nature qu’ils se proposent d’anéantir n’est rien d’autre que l’homme devenu « une matière première ». Voilà toute la magie disponible promise à l’esclave par le capitalisme pourrissant, et il ne lui promet rien d’autre que de l’établir comme atome dans les décors du désastre et de l’oubli.

La progression méthodique de la dislocation fonctionnelle de l’homme, cette « intégration siamoise » selon la langue de silicium du moment, où les hommes se sont recouverts de toutes les caractéristiques des objets, et où les objets sont de sinistres caricatures de l’homme, tel qu’il est représenté, nous ramène, après un intermède belliqueux vers des âges où « l’individu n’a pas la moindre conscience de soi en face de la substance qu’il ne pose pas comme une puissance adverse » Hegel. Désormais l’esclave s’enorgueillit d’être l’objet d’une très rigoureuse fabrication, afin d’être adapté aux souhaits et aux orientations du marché. La loi de son souverain étant son intime conviction, il peut apprécier instantanément la chose qui est là, sans le souci de savoir si elle existe vraiment ; et il aime, par anticipation, celle qui vient en remplacement. L’on ne sait plus trop, à moins d’avoir été élu casuiste, qui est, de la marchandise ou de la clientèle, la véritable production ; et qui des deux mange l’autre.

Il semble, après tous ces siècles de progrès, que l’homme a développé, comme une série d’industries élaborées, les équivalents artificiels des conditions, qui, auparavant, étaient données toutes faites dans « l’état de nature », à moins que les descriptions effrayées de tant d’idéologues, sur ce lointain passé, n’aient été qu’une prémonition de ce qui nous guettait – après tout.

 

*ce texte que nous rééditons aujourd’hui, l’a été une première fois, en annexe, de « Sur le département des Emotions » Editions Birnam, mai 2002. Il devait, à l’origine, être publié dans un ouvrage intitulé « Description de la chambre des Merveilles ». Le sous-titre a été ajouté pour cette édition. Ce texte sera suivi de quelques autres, écrits et publiés depuis.