ADDENDUM SUR QUELQUES MANIFESTATIONS LITTERAIRES DE LA MATRAQUE CYBERNETIQUE

 

Je comprends que les esclaves se soumettent si aisément, car il ne leur reste plus de forces disponibles pour la révolte, ni l’imagination pour la concevoir, ni l’énergie pour la concerter. Je comprends cette sagesse des oppresseurs, qui retirent à ceux qu’ils exploitent l’usage de leur cerveau, en les courbant sous des tâches qui épuisent. Je me sens parfois au bord de cet envoûtement que donnent la lassitude et la monotonie, au bord de cette passivité animale qui accepte tout, au bord de la soumission, qui est destruction de l’individu. Ce qui est en moi s’émousse, admet et capitule. L’habitude, le jeu des disciplines se passent de mon consentement et m’incorporent au troupeau. (…) L’esprit qui est privilège m’est retiré ; l’esprit n’est pas à l’alignement, nuit au confort de l’escouade. Les richesses spirituelles sont trustées par les états-majors, qui les répartissent en obus sur la racaille humaine. »

Gabriel Chevallier.

La destruction de la raison étant ce qu’elle est, la formule de Laswell « Qui dit ? Quoi ? Dans quel canal ? A qui ? Avec Quel effet ? appartient désormais à un monde oublié. Toute la culture du passé a été anéantie, quoiqu’une sorte de rituel froid fait d’érudition tatillonne ait été maintenu au-dessus des flots : « l’histoire du bidet », très technique, supplante toute autre considération historique, et devient une tradition par la force des choses. La production en masse d’une série d’axiomatiques auto-référentielles qui tendent vers un dérisoire exagéré, et dans lesquelles des principes internes vaporeux conférent à ces objets une cohérence extraordinaire aux yeux de leurs consommateurs, en est la plus parfaite des illustrations. Le principe de ces stérilisations de l’esprit est avant tout de faire prédominer leur organisation formelle sur toute autre considération. Ainsi les propositions émises doivent s’enchaîner logiquement à partir d’un coup de force initial de type pataphysique, et, à partir de ce noyau, multiplier des énoncés qui ne sont ni vrais, ni faux. Ces ruminations déshumanisées sont, dès lors, susceptibles des interprétations les plus surprenantes selon la clientèle visée – le déconstructionnisme en est le meilleur exemple ; il unifie, sous ses paradoxes nihilistes et ses discours à géométrie variable, des groupes sociaux prétendument antagonistes, qui ne se désaccordent qu’à l’intérieur d’une sphère discursive, dont ils ont admis les invraisemblables postulats ; et l’on peut entendre les rudes remontrances de foucaldiens en disponibilité faites à des ministres adeptes de la french theory, des adeptes du post-humanisme fulminer les retards des deleuziens, « des zadistes protester, contre les aplatissements du monde, dans la belle langue de leur siècle : le proto-inclusif primaire, dont il nous faut craindre les grandes suites orwelliennes ». La plupart de ces axiomatiques de pacotille sont de vagues parodies de la méthode hypothético-déductive utilisée dans les géométries non-euclidiennes, où celle-ci est à sa place. Ces abstractions, comme surgies de la direction managériale de la société cybernétique, prétendent à une sorte de scientificité, afin de dissimuler leur arbitraire, et parce qu’elles écrasent leurs sectateurs sous l’argument d’autorité – l’invérifiable garanti par les moyens inavouables d’une indigne rhétorique. Ces brillants machins marquent la décrépitude de toute pensée quand celle-ci est submergée par le goût du petit bidule, par l’intérêt démesuré porté à des facéties mentales sans consistance uniquement dirigées par leur maniérisme ; sont à remarquer également le déclin du rapport à la réalité qui est tenu pour secondaire, sinon inexistante, la réduction de chaque système de propositions à ses aspects purement logiques et mécaniques, afin d’en faire une combinatoire vide de contenu, et de référence, orientée vers la destruction de toute pensée intuitive. Ces productions se présentent sous la forme d’un néo-marxisme désincarné uniquement préoccupé de sa problématique rectitude face à de mouvants principes moraux et de sa fidélité à un corps doctrinal qui s’amenuise au fil du temps ; telle une sorte d’anorexie théorique, fade et répétitive, qui réussirait à transformer une tronçonneuse en simple coupe-ongle. C’est aussi une hyper-critique, le plus souvent d’origine universitaire, dévitalisée et d’une minutie maniaque et compulsive, désertée par le plus élémentaire des bons sens, mais pas par les subventions et les postes dont elle raffole. Plus massivement, il existe un nominalisme au front de taureau, ouvertement apologétique, battant la mesure sur les estrades médiatiques, et qui sert de couverture aux pires exactions humanitaro-marchandes. Elles sont aussi des entreprises littéraires de légitimation des nouveaux rapports de production engendrés par la société cybernétique (cf : les innombrables théories lgbt et leurs délires systématisés, qui prolifèrent comme des petits commerces de vanités et de mauvaise foi). Il ne faut pas oublier non plus la connerie la plus pure qui rêve de passer à la postérité. Ces axiomatiques accomplissent, et accompagnent d’une touche d’ignominie, le modelage des consciences, et les manipulations des foules solitaires. Elles sont le privilège du petit personnel bavard de l’exploitation et de la domination cybernétique qui s’émerveille avec des trucs de symposiums, et s’étourdit sous les acclamations bovines des machines à applaudir de son propre groupe social enlisé dans les manœuvres de la contre-révolution sociétale. Avec ces productions de la fausse conscience d’une néo-intelligentsia en phase avec les oukases de la société cybernétique, dont le contenu schizophrénique n’est plus à établir, nous avons la certitude de déambuler – vaines errances dans les labyrinthes obscurs de la falsification gérés depuis un centre connu : la logique marchande, que ces domestiques idolâtrent.

Jean-Paul Floure