JUGEMENT SUR LES FINS D’UNE OFFENSIVE, un extrait

« Quand on ôtait le sang d’un côté, il revenait de l’autre. » Charles Perrault

Ce texte qui fut édité en 2004, et que nous rééditons aujourd’hui partiellement, sous son titre d’origine, fut adressé aux membres de la revue Krisis. Il est resté sans commentaire, mais cela ne doit surprendre en aucune manière. L’ensemble des faits concernant la progression de « la logique relationnelle », c’est-à-dire les opérations sur la vie, l’encagement de la presque totalité de l’existence dans le travail hors-limites, qui désormais prétend jusqu’à la production de cette existence, à sa reconstruction permanente, devait rester dans l’hypothétique, sinon dans le merveilleux ; l’instauration de la société cybernétique étant rapide ne devait jamais être une nouvelle, et donc ne jamais être annoncée ; voilà ce qui vient de prendre brutalement fin avec « l’apparition miraculeuse du covid 19 », et le « coup du monde », cet enchaînement rapide de coups d’Etat du gouvernement mondial de la marchandise (a). C’est ce que nous avions nommé, il a une trentaine d’années « stratégie du désastre » ou « gouvernement par la catastrophe*». Il est désormais possible de rassembler divers ordres de phénomènes de la société cybernétique, qui semblaient n’entretenir aucun lien direct entre eux, sous la dénomination « logique relationnelle », de reconnaître ses prolongements dans de nombreux faits qui nous entourent, de mesurer sa prépondérance organisationnelle dans l’expropriation de la vie et ses néo-enclosures, d’apprécier son gouvernement dynamique, la croissance exponentielle de ses contrôles, ses bouleversements spatiaux, sa temporalité appauvrie ; et l’abdication de beaucoup de consciences prétendument éclairées face à cette invasion vécue, parfois, comme une authentique libération. Il est également nécessaire de se défaire de nombreuses illusions tenues pour des certitudes sur le travail(b) dans la société cybernétique. Il nous faut définir son extension et son intensité, décrire les champs qu’il a investis et sur lesquels il déploie ses armes et les combine, revenir sur ce qui est nommé « politique de l’emploi ». Cela concerne tout aussi bien la normalisation terrorisante de l’existence – Procuste et sa toile d’araignée de modèles logico-mathématiques imposés -, les nouvelles lois sur les pauvres, l’extermination comportementale(c), la désintégration passionnelle dans les machineries de la domination, que les disciplines appliquées de la dévalorisation pour tenir la soumission dans l’orbe de la marchandise : le servage à crédit, les panoplies du néant ; et comme maintien de cet ordre : la direction des émotions obligatoires et la contre-révolution préventive par percolation –   les mille morceaux de l’extrémisme qui travaille pour la colonie pénitentiaire et ses inscriptions, ses étouffoirs tactiques. Il nous faut reconsidérer, d’une manière agressive, ce que d’étonnants théoriciens de « la subversion d’apparat »(d), par exemple, osent encore appeler « chômage », comme si les ignobles et éternels discours infectés de mensonges de l’économie politique, mélangés de quelques rogatons critiques soigneusement refroidis, avait encore un rapport, même lointain, avec une réalité qu’ils contribuent, pourtant, à effacer sous un déluge de représentations en contradiction avec les plus élémentaires expériences de la vie quotidienne – ce qui n’existe pas, selon les modalités spectaculaires en cours. Dans le panoptique cybernétique « ce qui a disparu n’est pas le travail, mais la conscience de celui qui s’effectue au milieu d’un cortège de fléaux inédits, une des nouvelles richesses des maîtres machinistes de la séparation dans leur course programmée vers rien… ».

Le « MANIFESTE CONTRE LE TRAVAIL » du groupe Krisis, publié aux éditions Léo Sheer, constitue un résumé de qui s’est publié depuis une trentaine d’années sur cet intéressant sujet qu’est le travail au temps du capitalisme pourrissant. Les auteurs nous font part d’une de leurs découvertes centrales, à savoir que : « Le travail a imprimé sa structure à toute la conscience de l’homme », Lukacs, qu’ils ne citent pas, tellement attentifs à ce qu’on ne puisse pas les soupçonner de se livrer à leur activité préférée, qu’ils déclarent en intitulé, et qu’il faut lire au deuxième degré. Mais il est vrai que selon les préfaciers de cet ouvrage, « établi » par trois et qui surestiment leur travail, que celui-ci est le troisième manifeste communiste – rien que çà. Les deux premiers étant celui de Marx, le second « De la misère en milieu étudiant », sans oublier les autres quand on sait lire par ailleurs. Les cyber-vantardises ont ceci d’amusant qu’elles nous racontent que pour faire un manchot à deux doigts de sa perte, il faut s’y coller à deux fois trois.

Donc, si nous suivons les oublieux établisseurs : « Ce troisième manifeste montre que le capitalisme est entré dans une nouvelle phase dont les caractéristiques sont les suivantes : mondialisation (capitalisme transnational) néo-libéralisme (limitation de l’interventionnisme politique et étatique) et fin du « fordisme ». En même temps, du fait de la troisième révolution industrielle (la micro-informatique), le capitalisme connaît une crise sans précédent : 1 « l’innovation des procédés va plus vite que l’innovation des produits » ; 2 « on supprime davantage de travail qu’on ne peut en réabsorber par l’extension des marchés ». Ce qui fait que le capitalisme se heurte à sa « limite historique absolue ». Sans vouloir jouer les puristes, on peut affirmer que la mondialisation est un fait acquis depuis longtemps, elle est une des caractéristiques historiques du capitalisme qui bouscule toutes les murailles de Chine ; que l’interventionnisme étatique n’a pas été limité, bien au contraire, le néo-libéralisme n’est qu’un produit masquant l’existence de la méga-machine totalitaire (e) qui règne comme un dieu jaloux dans tous les domaines de la survie, qu’elle règle d’une manière pointilleuse : la dernière phase du capitalisme se manifeste par l’organisation intégrale de la survie ; les spécialistes du pouvoir total ne veulent rien laisser au hasard, depuis la disposition des lieux jusqu’à l’emploi du temps ; ils veillent à ce que la rationalisation soit étendue à tous, que l’esclave qui déjà n’avait aucun pouvoir sur sa vie, soit lui-même une production de masse standardisée. Enfin le « fordisme » ne connaît pas encore sa fin, mais il s’est étendu à la vie entière, tout en s’améliorant par l’apport de techniques de management, et ce depuis le tout début du vingtième siècle – la disparition presque totale des anciennes villes est le fait le plus marquant de cette progression de la décadence marchande, ce qui advient en lieu et place est une chose qui se situe entre le chantier permanent et une banlieue usine où l’existence est pourchassée par le terrorisme sécuritaire de la course du rat qui est une fonction de sauvegarde de la créativité de masse et de sa productivité dans les structures d’épuisement passionnel. Il n’y a pas eu de troisième révolution industrielle, mais plutôt une longue contre-révolution qui s’est combinée avec l’apparition planifiée de la cybernétique qui est à la fois la machinerie du pouvoir total, et un ensemble de techniques de gouvernement des masses qui doivent être maintenues dans l’illusion de la liberté (1) au moment même où les processus de l’esclavage sont intensifiés. La prédiction du cybernéticien Auguste Comte, après les grands efforts de Jerémy Bentham, se réalise sous nos yeux : le gouvernement des choses par les choses elles-mêmes ; La raison cybernétique a tout submergé. Désormais, il n’y a de discussion qu’entre marchands à propos du perfectionnement des lois du système cybernétique dont la caractéristique centrale est qu’il doit être maintenu en équilibre au bord du gouffre, qui lui sert d’aiguillon. Aujourd’hui Catilina a un mandat, et il fait en de ne laisser à personne le récit de ses prouesses, et quand la bureaucratie des choses lui résiste et le retarde, il l’envoie faire de la métaphysique, avec une toute petite cuillère. Enfin cette machinerie du pouvoir invisible et de la communication aliénée s’est infiltrée partout pour maintenir tout le monde au travail, tout en modifiant la conscience de celui-ci. Dans la société cybernétique il n’y a pas de chômeurs, mais des survivants – la progression des maladies est un témoignage accablant sur les conditions de cette survie. La survie est l’accomplissement du travail et le travail s’accomplit dans la survie. Le fait que certains survivants ne reçoivent pas de salaire ne veut pas dire qu’ils ne travaillent pas, mais qu’ils sont volontairement tenus dans une existence marchande de basse intensité, comme des marchandises de deuxième catégorie, mais cependant essentielles au processus, si l’on suit les critères que publient triomphalement, chaque matin, les maîtres qui nous disent l’estime dans laquelle ils nous tiennent. Les cybernéticiens qui ont partout servi tous les pouvoirs avec cette fidélité qu’ont eu précédemment les bourgeois envers la féodalité, ont élaboré des ensembles répressifs d’une grande perfection – le contre-terrorisme ou terrorisme en est l’aspect le plus spectaculaire, et le truquage sémantique de la langue, par des équipes de psychophages, l’aspect le plus discret : rien ne doit être nommé, et si l’esclave nu du monde cybernétique, sans pouvoir sur sa vie, vient à ressentir sa survie comme un travail total, ce ne peut être que par abus de langage. On lui expliquera que le travail disparaît, et que le reste n’est que simulation dans un monde d’illusions et de fantômes : la conscience de la survie ne peut être qu’un scandale ; la marchandise ne doit pas se savoir marchandise. Parmi cette panoplie répressive, la distribution des revenus est l’un des éléments remarquables, quand il faut renforcer la passivité, épurer la négation, prévenir, car ceux qui contrôlent cette population détiennent un pouvoir dont la racine gît dans la capacité illimitée – du moins le croient-ils – qu’auraient leurs esclaves d’être écrasés sans fin. La gestion de l’insatisfaction est un puissant moyen de contrôle dans leur dispositif. La « crise du capitalisme » a trouvé sa solution complète dès la première moitié du siècle dernier grâce à une équipe allemande qui a développé une pratique de la valorisation du capital humain, qui a fait l’admiration de tous les gouvernements de la marchandise qui se sont succédé depuis ; et sans vouloir recourir à la théorie du complot qui désespère de larges cercles de l’inquisition médiatique, cette pratique constitue l’une des arcanes de l’art de la domination dans la société cybernétique. Enfin, la prééminence de l’innovation des procédés sur l’innovation des produits est une mystification pour diplômés analphabètes qui se sont agenouillés sur les pages économiques de leurs journaux préférés, les regards tournés vers les cours de la bourse de la chaîne Bloomberg : l’innovation du produit couvre l’innovation du procédé, et réciproquement. Les procédés sont des produits, comme les produits des procédés. Les marxistes cybernétisés devraient faire prendre l’air à leurs machines ; et de temps en temps leur offrir un séjour dans un complexe commercial ; ils peuvent essayer de manger – ce qui est toujours vite déçu – dans un Mac Donald avec leur mécanique famille, et ensuite revenir, dans un rapide cliquetis de souris vers le bidonvilles rationalisés, pour réciter leurs proses fulgurantes au pied d’un des silos de la misère où le travail est généreusement stocké sous l’œil sévère de ses associatifs. La machine qui supprime du travail en amont le rétablit en aval en quantités infinies, par vagues déferlantes. La marchandise est un processus. Sur la planète Marché, globalement, le capital a fini par concerner la majorité des hommes. La survie avance comme le bois. La « limite historique » de ce monde c’est son renversement révolutionnaire – la fin du travail et du centralisme marchand.

Le groupe Krisis dont l’ambition est de se libérer du travail, et qui appelle à un débat sur ce sujet, devra se défaire au préalable, de ses illusions technicistes et économistes – qui sont des traits communs à toutes les versions du marxisme, jusqu’ici connues. Pour le moment l’ironie sur la vente des diligences au vingt et unième siècle ne nous rassure en rien, surtout chez ceux qui semblent condamner beaucoup, par ailleurs ; et nous invitent à en finir ; mais avec quoi réellement ? La critique de la machinerie cybernétique, dans sa totalité et sans aucune concession pour aucun de ses aspects sera un préalable : elle mettra en évidence la force de travail que le capitalisme dans sa phase finale exige de ses esclaves. Elle mettra, également, en évidence l’existence d’une catégorie sociale d’humains entièrement tournée vers la conservation d’une forme brutale d’asservissement qu’ils fantasment tendanciellement sans limite. Une sorte de critique du travail peut même être organisée par les tenanciers du système, comme une ultime tentative de rationalisation de leur domination.

Si je veux me délivrer, il faut que je sache de quoi et de qui ; ce qui est la moindre des choses.

Jean-Paul Floure

 

NOTES

* « Brèves remarques sur des catastrophes récemment survenues, et les prochaines » a été publié en Mars 1989. Plusieurs ouvrages écrits par d’autres, publiés par la suite, ont repris certains des thèmes abordés, ou esquissés, dans ce pamphlet d’une soixantaine de page, qui avait mis en évidence le programme de réjouissance de la société cybernétique : ce qu’il valait mieux oublier.

(a) Les premières ébauches d’un gouvernement mondial étatico-marchand, et de quelques principes de régulation et d’encagement systématique dans une série de structures politiques et économiques, datent de l’entre-deux guerres.

(b) Sur l’automation qu’une opinion singulièrement naïve, surinformée, présente comme une « fin du travail », incapable de concevoir que nous sommes engagés depuis plus d’un demi-siècle dans le travail hors limites que la société cybernétique impose à ses servants. C’est ce qui vient d’être mis en évidence dans cette époque de réenchantement du monde de la marchandise par la terreur du covid 19 ; « la distanciation sociale » et l’ensemble de ses produits dérivés définissent l’espace bureaucratico-marchand – l’espace social des objets – comme un espace entièrement dédié au travail, à ses compressions, à ses permanences : la société-machine de l’utopie-Capital emportant tout dans le tourbillon de ses calculs, de ses modèles, de ses prévisions automatisées, de ses productions, de ses contrôles, des aberrations désirées par sa classe dominante.

(c) « Je n’en suis pas pour autant disposé à recommander (du moins pour l’instant) l’emploi des mesures extrêmes adoptées par certains Etats, où le nouveau-né dont l’angle dévie d’un demi-degré par rapport à la norme est aussitôt détruit sans autre forme de procès. Parmi nos plus grands personnages, nos génies même, il en est qui se sont trouvés affligés, pendant les premiers jours de leur vie, de déviations allant jusqu’à quarante-cinq minutes, ou même au-delà : et la perte de leur existence aurait été pour l’Etat un mal irréparable. En outre, l’art de la médecine a remporté quelques-uns de ses plus beaux triomphes en guérissant, soit partiellement, soit totalement l’Irrégularité par des compressions, des extensions, des trépanations, des colligations et autres opérations chirurgicales ou esthétiques. Optant, par conséquent, pour une Via Media, je ne définirai aucune ligne de démarcation fixe ou absolue ; mais, à l’époque où le corps commence à se charpenter, et si le Conseil Médical déclare que la guérison est improbable, je suggérerai de mettre un terme aux souffrances du rejeton Irrégulier en le faisant passer sans douleur de vie à trépas. » FLATLAND, Edwin A. ABOTT

(d) Les fleurons de la nouvelle police qui flanquent le cauchemar de la marchandise de leurs fables colorées.

(e) Que des médiatiques, devant tant de conquêtes obtenues, nomment, sans rire, « libéralisme autoritaire » pour se rassurer, encore une fois.

NOTES DE LA PREMIERE EDITION

(1) « Le contrôle cybernétique opère par la fiction de l’auto-régulation, les manipulateurs devant rester invisibles. L’apparence construite veut que dans la zone stérile qu’est le monde cybernétique l’ordre soit assuré par autodiscipline, le fouet n’étant qu’une hypothèse d’école chez celui qui rampe. Ce que l’esclave subit, il est persuadé l’avoir choisi après délibération (…) Les « nettoyeurs sémantiques de la langue » ont élaboré l’expression « demande sociale » pour indiquer leur degré de dépendance « démocratique » envers la masse, car la classe invisible parle sans cesse au nom de ceux qu’elle tyrannise. Elle ne doit jamais s’énoncer en tant que domination, alors qu’elle règne d’une manière effroyable : les pires décisions ne sont jamais prises qu’au nom des victimes, qui ne doivent les considérer que comme une suite d’actes manqués soutenus par une série de grotesques lapsus. Dans le panoptique cybernétique les structures de commandement sont totalement opaques, l’esclave presque transparent, et les deux font assaut de courtoisie : ils se supposent mutuellement inexistants. Maîtres et esclaves, selon l’information sont en coalescence, et une inconscience généralisée est imposée, avec insolence, par tous les faux-témoins – immergés dans l’ensemble protecteur des citoyens à quarante sous – qui prétendent jouir du dispositif et plus d’eux-mêmes encore. » Préambule aux travaux d’été de la Fédération Anti-cybernétique. (Mars 2002)

(2) En modifiant le « système de représentation », et cela a été accompli, le pire travail se transforme en une activité gratifiante, mais auparavant il faut que le sujet, de mille manières, pour le dispositif d’esclavage, « s’auto-produise » comme non-personne, sous la conduite des spécialistes de la présence.